Berlusconi, l'ogre qui a dévoré la démocratie italienne
DIRTY POLITICS #25 - La Newsletter hebdo de Philippe Moreau Chevrolet
Silvio Berlusconi était notre premier vrai “clown” politique. Le premier à avoir revendiqué la dérision et le bouffon comme une arme.
Il faudrait trouver une traduction appropriée au verbe américain “weaponize” utilisée par mon collègue Nicolas Baygert - avec qui j’enseigne à Sciences Po -, pour réaliser à quel point la communication politique moderne retourne l’ensemble de notre quotidien comme une arme. La moindre de nos fragilités cognitives devient une brèche, où s’engouffrent les populismes.
Quand je pense à Berlusconi, je pense d’abord à ces mots de Patrick Boucheron dans son interview à Grand Continent : “Pour moi, l’Italie désigne d’abord un rapport politique au monde et c’est ce qui rend cette société à la fois si joyeuse et si désespérée, bref machiavélienne. Et j’ai adoré ça. Mais ce qui m’a aussi profondément attristé, c’est que je suis entré en Italie en même temps que Berlusconi, donc au moment où cela commençait à se dégrader singulièrement. Ce rapport très ancien, solide et populaire à la politisation que j’ai passionnément aimé en lisant Pavese ou Pasolini et leur description âpre et têtue d’un rapport politique au monde, c’est ce qui tenait ce pays. Et tout cela a été amoindri, amoché. Ce pays a subi une dépolitisation sournoise. Il y a un laboratoire italien de la fatigue démocratique depuis trente ans, c’est-à-dire depuis Berlusconi”.
Il ajoutait : “Comment n’a-t-on pas vu que tout désastre politique commençait par une catastrophe télévisuelle ? Je disais, et c’est une banalité historique, que l’Italie expérimente les choses que le monde fera plus tard en grand : ce rapport entre la télé-réalité et une réalité qui devient la caricature de la télé, on l’assimile désormais à Trump et Bolsonaro mais ce fut, avant eux, Berlusconi. Il y a donc aussi un laboratoire italien de l’indignité du pouvoir.”
Le même Patrick Boucheron, dans ses cours au Collège de France, posait “la” question fondamentale révélée par la longévité politique d’un Silvio Berlusconi, d’un Boris Johnson ou d’un Donald Trump, celle “d’un pouvoir qui se caricature lui-même pour désarmer par avance toute possibilité de critique subversive”. Car comment caricaturer ou même critiquer sur des bases rationnelles celui qui a fait de lui-même sa propre caricature ?
Emmanuel Macron a choisi, pour éluder les critiques, la stratégie du mouvement permanent. D’où le nom de son organisation, “En Marche”. Et le refus de toute “localisation” idéologique. Mais il demeure un acteur rationnel. Donc, vulnérable à une entreprise de déconstruction. Comme l’épisode de la réforme des retraites l’a montré. Mais comment “déconstruire” politiquement un Trump ou un Berlusconi ? Patrick Boucheron parle d’une “véritable fascination” pour la “puissance fictionnelle” d’un pouvoir d’essence “autoritaire” devenu sa propre caricature.
Il ne faut pas penser que ce choix, de la part de Donald Trump ou Silvio Berlusconi, est autrement que délibéré. On ne sait pas, en France, que Berlusconi avait une équipe entière dédiée à la production de blagues, qu’on appelle des “barzellette”.
Ce sont des blagues fréquemment sexistes, homophobes ou racistes. Il en connaissait, paraît-il, plus de 2000 par coeur. Il existe des recueils entiers de “barzelette” berlusconiennes et les vidéos abondent.
Voici un exemple relayé par la presse italienne d’une blague dite devant ses partisans : “Accueilli avec enthousiasme par ses fans et ses sympathisants, Silvio Berlusconi monte sur scène et, très sérieux, déclare : "Un sondage est sorti ce matin qui m'a un peu inquiété". Le silence se fait dans la salle. La tension monte. Il reprend la parole : "On a demandé à cent jeunes filles italiennes, âgées de 20 à 30 ans, si elles feraient l'amour avec Berlusconi. 33% ont répondu "peut-être", 66% ont demandé "encore ?"".
Et une autre, lancée à la télévision après une victoire aux législatives : “Le Président du Conseil Berlusconi (lui-même, donc) marche aux côtés du Pape sur le bord d’une rivière. Le Pape trébuche et son bréviaire tombe à l’eau. Aussitôt, le Président du Conseil marche sur l’eau, récupère le bréviaire et, toujours marchant sur l’eau, le rend au Pape. Aussitôt, la presse de gauche, qui se concerte toujours, titre sur: “Berlusconi ne sait même pas nager !””.
Comme le note le journaliste Francesco Caligaris, ces blagues “ont été l'un des outils rhétoriques préférés de Berlusconi. Sur lui-même, sur ses adversaires, pour attaquer, pour se défendre”. Pour se défendre contre ses adversaires, contre la presse, mais aussi - et tout à fait délibérément - contre des accusations d’agression sexuelle. Ce qu’il a fait à de nombreuses reprises.
Ces blagues participent d’un système de pouvoir. Elles véhiculent, par le rire, qui est l’un de nos biais cognitifs, un jeu de valeurs. Et servent son image. N’allez pas penser que l’autodérision, fréquente chez lui, est un aveu de modestie. Comme l’avait diagnostiqué le politologue Stéphane Rozès à propos de François Hollande, l’autodérision est une forme de contrôle exercé sur sa propre image.
Quand le réalisateur Paolo Sorrentino, qui a signé une brillante satire de la démocratie chrétienne italienne dans “Il Divo” - mon film politique préféré -, tente de s’attaquer au “sujet” Berlusconi, il échoue. Parce qu’on ne peut pas concurrencer Berlusconi sur le terrain du sexisme et de la vulgarité, sans le renforcer.
Comme me l’a confié un ami italien, de passage à Paris, et qui pratique la politique locale depuis de nombreuses années - dans un fief berlusconiste : “Tout ce que nous a légué Silvio Berlusconi, c’est son image. L’image de Silvio Berlusconi a dévoré notre démocratie. Elle disparaîtra avec lui.” J’aime cette idée, très actuelle, d’un divertissement qui nous dévore. A quoi Berlusconi cédera-t-il la place ?