Comment comprendre Donald Trump
DIRTY POLITICS #39 - La lettre hebdomadaire de Philippe Moreau Chevrolet
Comment comprendre Donald Trump ?
“Ça va faire un grand moment de télévision”. Cette phrase a conclu l’humiliation en direct, vue par des milliards de téléspectateurs, de Volodymyr Zelensky, président ukrainien et leader politique global, s’opposant en miroir à Vladimir Poutine, à une époque où la communication politique recherche une efficacité planétaire.
L’un des paradoxes de notre époque, c’est que les forces les plus nationalistes, comme le RN ou Reconquête en France, pensent désormais leurs campagnes d’une façon globale.
Les voyages aux Etats-Unis de Sarah Knafo et Jordan Bardella après la victoire de Donald Trump, leurs méthodes de déstabilisation ouvertement copiées sur celles de Vladimir Poutine, les courants qui les traversent, comme la tentation de la “tronçonneuse” de Javier Milei, le masculinisme d’Andrew Tate ou l’opposition surjouée au “wokisme”, sont autant d’indice d’une perte de pertinence du cadre national.
Ce qui se pense à Washington, Buenos Aires ou Moscou s’énonce à Paris, Rome ou Berlin. Il n’est pas étonnant de voir Donald Trump venir au secours de Vladimir Poutine, qui est en réalité en grande difficulté dans son “Vietnam” ukrainien, dans la mesure où les deux hommes sont l’expression du même terreau culturel globalisé.
Que les démocrates aient laissé se constituer cette contre-culture sous leurs yeux, sans chercher à la comprendre ni à réagir face à sa montée en puissance, restera comme le grand moment “Weimarien” du début du XXIème siècle.
“Ça va faire un grand moment de télévision”. Cette phrase nous donne la première clé de compréhension de Donald Trump. Le président américain a transformé le bureau ovale en studio de télévision, où il produit une téléréalité permanente.
Comme l’explique l’un de ses biographes, le journaliste américain Michael Wolff: "Vous continuez à essayer de découvrir ce qui motive Donald Trump. Mais ce n'est pas une personne sérieuse. C'est un type de la téléréalité. Tout ce qui l'intéresse, c'est l'audimat et les conflits. Il sait que pour faire monter l'audimat, pour rester dans l'œil du public et obtenir toute l'attention dont il a besoin, il doit avoir des conflits. S’il avait été sérieux, il aurait accueilli Zelensky. Ses équipes auraient fait tout le travail en amont et, ensuite, s'il y avait encore du travail à faire, il aurait fait quelques photos, serré des mains, et il serait allé à la réunion. Au lieu de quoi, il a fait ce qu’il a fait. Et il l’a fait à fond".
Donald Trump est devenu ce que le chercheur Nicolas Baygert, directeur du laboratoire de communication politique européen Protagoras, appelle un “Président performatif”. Quand il parle, il agit.
Il signe à la chaîne et devant les caméras des “executive orders” qui n’ont, en réalité, aucune valeur légale et sont contestés ou annulés par la suite. Ils font partie du “Donald Trump Show”, pour reprendre l’expression de l’ancien Directeur de la communication de la Maison Blanche, Anthony Scaramucci. Comme ses annonces de tarifs, par la suite annulées, corrigées ou suspendues.
Dans les deux cas, Donald Trump appuie son propos par des éléments visuels - un porte-document, un acte, une signature, un tableau avec l’ensemble des pays du monde et des chiffres.
Les avantages de cette méthode sont nombreux. Le bureau ovale, qu’il redécore dans un style monarchique, avec ses angelots dorés, ses propres portraits et son “mugshot”, s’impose dans le quotidien des téléspectateurs de la planète comme le lieu d’un pouvoir absolu et redouté.
Le seul équivalent qui vient à l’esprit, au plan global, est le bureau de Vladimir Poutine au Kremlin, avec sa très longue table, qui a servi de cadre à de très nombreuses humiliations publiques, dont celle du président français, Emmanuel Macron.
Donald Trump capture l’attention et neutralise l’agenda médiatique par son imprévisibilité. L’inquiétude que produit la surenchère permanente à laquelle ce dispositif spectaculaire le condamne neutralise toute réflexion et, jusqu’à récemment, toute critique.
Il est important de noter que l’oblitération de la raison par la vitesse est l’un des prodromes du fascisme, comme l’explique l’historien Zeev Sternehll dans son ouvrage fondateur sur la “Naissance de l’idéologie fasciste”. Elle n’est pas idéologiquement neutre.
L’”accélérationnisme” d’aujourd’hui, porté par les penseurs de l’extrême-droite globalisée, comme Curtis Yarvin ou Nick Land, fait écho au “futurisme” du début du Vingtième siècle. A l’éloge de la machine a succédé celui de l’IA. Mais le message est similaire : la révolution industrielle est une révolution totale, irrésistible, qui annonce immanquablement un “nouvel âge” auquel les démocrates et leur “bureaucratie” font obstacle.
La panique provoquée par ces annonces n’est pas accidentelle. Elle est voulue. Elle permet à Donald Trump de montrer qu’il agit - puisque tout le monde réagit -, mais aussi qu’il est toujours un rebelle, en lutte contre les élites, puisque ce sont d’abord elles qui condamnent ses actes. Le “mugshot” affiché dans son bureau délivre le même message. Je suis avec “vous” contre “eux”.
A une époque où les politiques doivent choisir entre être le sujet ou l’objet de la colère des électeurs, Donald Trump met en scène la punition des élites américaines, toutes tendances confondues, comme celle des immigrés ou des personnes trans. Cette dimension punitive, voire sadique, est largement assumée, à la fois par Donald Trump, notamment via le compte X de la Maison Blanche, par ses députés - et par ses électeurs.
Au “Qui pleure pour eux ?” du Pape François, au sujet des migrants morts en Méditerranée, répond le “Nous n’avons pas à nous excuser” de Donald Trump, au sujet du traitement des étrangers.
L’historien Timothy Snyder, désormais exilé au Canada, pense que cette combinaison, qu’il a baptisée “sadopopulisme”, est en train d’aboutir à la naissance d’un nouveau fascisme.
“On a eu tort de traiter Donald Trump comme une série d’absences, écrit-il magnifiquement dans le New Yorker. La critique habituelle a toujours été qu'il manquait quelque chose chez lui, que nous imaginons être une condition préalable à l'exercice de hautes fonctions : l'éducation, la grammaire, la diplomatie, le sens des affaires ou l'amour de la patrie. Et il lui manque effectivement tout cela, comme à peu près toutes les qualités bourgeoises auxquelles on peut penser (…) Mais Trump a toujours été une présence, et non une absence: la présence du fascisme (…) Le poète italien Filippo Tommaso Marinetti a eu une révélation après un accident de voiture en 1908, qui l'a conduit au futurisme puis au fascisme. Pour Hitler, le moteur à combustion interne a accéléré une “Blitzsieg”, une victoire éclair. La race supérieure dotée de la technologie supérieure extermine les autres races, s'empare des terres des autres peuples et prospère.” La vitesse est un message.
A minima, on peut, comme l’ancien Directeur de la communication de la Maison Blanche et conseiller de Donald Trump, Anthony Scaramucci, constater le Parti Républicain a donné naissance à un nouveau mouvement politique, le Parti MAGA, qui n’a plus qu’un lointain rapport avec son prédécesseur : “Donald Trump a décapité le parti républicain (…) Ce n'est plus le Parti républicain. C'est le parti MAGA (…) Il s'agit d'une prise de contrôle hostile de ce parti, et il n'a pas une base aussi importante que vous le pensez. Sa grande force tient surtout à ceux qui votent pour lui en se bouchant le nez (…) Vous vous souvenez de ce qui s'est passé autrefois ? Nous avions le Parti démocrate et les Whigs. Et les Whigs voulaient maintenir l'esclavage. Un nouveau parti a, donc, été créé. Le Parti Républicain est né en 1856. Il s’est attaqué aux Whigs et aux Démocrates. Abraham Lincoln a été son candidat et il est devenu le premier président républicain des États-Unis. Mais ce parti est en train de mourir sous le Trumpisme”.
Anthony Scaramucci suggère, en conséquence, “aux gens qui étaient autrefois dans ce parti, qui étaient des compagnons de route de McCain et de Reagan et de la famille Bush, d'unir leurs forces avec les démocrates, et de se boucher le nez à leur tour, pour étouffer le parti MAGA de la même manière que les Whigs sont morts à la fin des années 1850". C’est une piste possible pour l’avenir.
L’humiliation n’est, bien sûr, pas réservée à Volodymyr Zelensky. Tout dirigeant qui entre dans le bureau de Donald Trump met les pieds sur un plateau de télévision, qui est au service d’un spectacle politique permanent.
En réalité, le “format” du Président américain suit une logique proche de celle de l’émission Touche Pas à Mon Poste (TPMP) de Cyril Hanouna. Pour rappel, j’ai écrit une BD, Le Président, avec le dessinateur Morgan Navarro, sur la dérive populiste de cet animateur, qui envisage aujourd’hui sérieusement de se présenter à l’élection présidentielle française.
Comme Cyril Hanouna, Donald Trump puise l’essentiel de ses informations à la télévision ou sur les réseaux sociaux, avec lesquels il entretient un rapport organique. Il cherche le plus possible à “faire corps” avec “son” électorat, dont tout l’éloigne objectivement.
Depuis son élection, il fait volontiers porter ses coups par ses fidèles, en particulier quand la cible du moment est aussi populaire que Volodymyr Zelensky. Avec l’aide de ses ministres, dont beaucoup, comme le Secrétaire à la Défense, Pete Hegshet, ont été choisis parce qu’ils viennent de la télévision, il gère une audience, domestique mais aussi transnationale, à qui ce dispositif permet de faire passer ses messages avec une très grande efficacité.
"Quoi qu'on puisse en penser, Donald Trump reste un maître dans l'art de faire passer son message”,explique l’éditorialiste du Financial Times Jemima Kelly. Au lendemain de la réception de Volodymyr Zelensky à la Maison Blanche, alors qu’elle se trouve au Liban, elle remarque que son chauffeur de taxi avait suivi l’événement à la télévision locale. “Mon chauffeur de taxi m'a dit qu'il ne savait pas comment la guerre en Ukraine avait commencé, mais qu'il avait suivi les événements de la soirée à la télévision. “Zelensky doit accepter un cessez-le-feu, c'est ce que dit Trump, m'a-t-il dit. Mais Zelenskyy ne veut pas le faire”. J'ai été frappée par le fait que, alors que cet homme écoutait une émission dans laquelle le conflit était analysé ad nauseam par toutes sortes d'experts, c’était le message de Trump qui était passé.”
Le meilleur conseil que l’on peut donner aux dirigeants étrangers est de s’inspirer de l’exemple de la présidente mexicaine, Claudia Sheinbaum - une excellente communicante, qui ne débute pas en matière de populisme -, et de ne jamais se rendre dans le bureau ovale ni de médiatiser ses échanges avec lui.
Comme l’explique encore Anthony Scaramucci : “Ignorez-le. Tel serait mon message aux dirigeants occidentaux (…) Il veut séparer les États-Unis du reste du monde occidental. Laissez-le faire. Travaillez ensemble autour de lui, de sorte qu'avec un peu de chance, certains dirigeants politiques américains finiront par dire: “Hé, les gars, nous ne sommes pas vraiment prêts pour ça. Nous aimerions que cela cesse”. Je pense que lorsque vous êtes directement attaqué, comme l'est le Canada en ce moment, et voyons ce qui va se passer avec le Groenland et le Danemark, vous n'avez pas le luxe de l'ignorer. Mais ne lui rendez pas visite. Répondez par une rhétorique belliqueuse. Répondez par des discussions commerciales dures (…) Il a parlé, il vous a dit qu'il était un danger pour le monde occidental. Il est un danger pour le monde libre. Il est un danger pour les marchés financiers américains. Laissez-le s'épuiser, mettez-vous au travail et fortifiez votre propre pays. Exprimez-vous contre lui afin de galvaniser votre nation.”
Dans un très brillant article sur “Le pouvoir du discours de Trump: récits de crise populistes et sécurité ontologique”, les chercheurs en sciences politiques Alexandra Homolar et Ronny Scholz ont identifié dès 2019 la logique suivie par Donald Trump, qu’il applique désormais aux relations internationales.
Au coeur de ce qu’ils appellent le “Trumpspeak” - le discours de Trump - se trouve “une triple stratégie rhétorique”. Le candidat républicain répète en boucle, à longueur d’interventions, que le pays est en crise, jusqu’à ce que la crise constitue le cadre dominant de la perception des électeurs. Il désigne les politiques responsables de cette perte. Et il offre une voie, “abstraite”, soulignent à raison les chercheurs, par laquelle il est possible de “restaurer la grandeur passée, en optant pour un candidat en dehors du système, à haut risque”.
Alexandra Homolar et Ronny Scholz ajoutent que, "pour de nombreux électeurs de Trump, les arguments rationnels, ou les propositions politiques détaillées, ne peuvent pas rivaliser avec l’attrait émotionnel et l'affirmation de soi permise par un récit de crise du type “Nous contre Eux””.
Ce récit crée une “boucle cognitive” enfermant les électeurs entre leur sentiment d’insécurité, leur désir d’une politique de réparation et les solutions présentées par les candidats autoritaires. “Les électeurs sont pris simultanément par un sentiment de perte et un désir d'appartenance, écrivent les chercheurs. Donald Trump crée chez les individus l'insécurité même qu'il promet d'éradiquer, dans le but d’obtenir un gain politique”
C’est cette logique que le Président américain a reproduite, sur la scène internationale cette fois, lors du “Liberation Day”, le “Jour de la Libération” où il a annoncé des droits de douane exorbitant et frappant l’ensemble de la planète.
Dans une longue tirade, Donald Trump a, d’abord, posé ce que le linguiste américain George Lakoff appelle son “cadre” de pensée (“frame”) : les Etats-Unis sont en crise, en perte d’emplois et de pouvoir d’achat. Une fois le cadre posé, il a désigné des coupables, comme par exemple “l’Union européenne qui nous arnaque”. Il a opposé un “nous” à un “eux”. Avant de proposer une solution abstraite : la hausse des tarifs douaniers, avec la promesse de voir "les entreprises affluer ici comme jamais auparavant” et de “remplacer” l’impôt sur le revenu. Les Etats-Unis, esclaves d’un monde qui les exploite, brisent enfin leurs chaînes, et revendiquent leur part de la richesse mondiale, après en avoir été si longtemps privés. C’est une nouvelle guerre d’indépendance. Donald Trump parle, d’ailleurs, d’une “déclaration d’indépendance économique”. Cette vision donne tout son sens aux mots “Liberation Day”. Comme l’écrivait Roland Barthes, “le langage n'est jamais innocent”, “les mots ont une mémoire seconde qui se prolonge mystérieusement au milieu des significations nouvelles”.
Comme “solution”, les tarifs douaniers de 2025 n’ont pas plus d’intelligence ni de réalité que le mur de 2017, qui devait séparer les Etats-Unis du Mexique, “aux frais des Mexicains”. Et qui a eu un coût exorbitant pour le contribuable américain, en détruisant l’environnement, sans produire d’autre effet notable. Le Mexique, qui symbolise l’immigration dans le discours de Trump, continue à être une cible. On passe d’un mur physique aux propriétés magiques à un mur virtuel miraculeux. Avec des conséquences qui ne sont plus du tout les mêmes pour l’économie américaine - et mondiale.
Quelles vont être les limites du “Trumpspeak” ? La tentation existe à Washington d’enfermer un peuple de 340 millions d’habitants dans cette fiction, en coupant petit à petit tout rapport à la réalité, en commençant par la science et par la presse. Avec le rôle-clé du complotisme, qui constitue une arme politique pour Donald Trump.
“Ce qui est à l'œuvre, expliquait déjà en 2017, à propos du Trumpisme, l’historien Patrick Boucheron dans l’introduction de son cours sur les “Fictions politiques” au Collège de France, c'est le passage de la téléréalité au gouvernement. Et nous risquons de vivre ce chapitre inédit de l'histoire des pouvoirs, où ils auront été joués sur des scènes fictives avant d'être exercés. Et ils auront été joués, il n'est pas indifférent de le préciser, sur la scène la plus vulgaire, la plus grotesque, la plus méprisable qu'on puisse imaginer, c'est-à-dire la téléréalité.” Tout le monde aime détester la téléréalité, précise-t-il. Tout le monde s’en moque. Même ses fans.
Que se passe-t-il quand la téléréalité devient un mode de gouvernement ?
A suivre.
Merci à tous ceux qui se sont abonnés récemment ! Bienvenue ! N’hésitez pas à m’écrire à philippe(@)mcbgconseil.com, à commenter, ni à faire suivre cette lettre à vos amis. Très bonne semaine à tous !
Merci pour cet éclairage ! Et surtout de proposer ce qui pourrait être une posture face à ce nouveau paradigme