DIRTY POLITICS #11 - Pourquoi le "Z" peut aller à l'Elysée - La Newsletter hebdo de Philippe Moreau Chevrolet
DIRTY POLITICS #11
Pourquoi le "Z" peut aller à l'Elysée
"Zemmour, personne ne pensait, personne ne savait qu'il allait être président de la République". Ce lapsus de Vincent Bolloré n'est pas passé inaperçu lors de son audition au Sénat, le 19 janvier dernier. Un sénateur lui a répondu : "Il n'y est pas encore !". Mais pourquoi le nouveau patron de la presse française imagine-t-il un "Et si c'était lui ?" avec Eric Zemmour ? La première explication est culturelle. Comme l'écrit le communicant Raphaël Llorca, dans Le Monde, la "première bataille" d'Eric Zemmour a consisté à "diminuer le coût d’adhésion à la radicalité". L'extrême-droite s'est dotée de "nouvelles figures", comme "l’étudiant en école de commerce, la YouTubeuse" ou la bande de potes virils. "Il ne s’agit pas de dédiaboliser les idées, mais de les rendre désirables, poursuit-il. Zemmour a intégré cette "culture cool". Le cool est normatif. C’est une injonction à être, un appel à imiter." Le Zemmourisme n'est pas qu'un extrémisme. C'est un style de vie. Qui, au passage, a repris à la gauche la notion de plaisir. Voici le dernier format issu de cette "culture cool". Les "Z'Actus", lancé cette semaine sur YouTube. Où Eric Zemmour se met en scène.
"Les observateurs qui considèrent Eric Zemmour comme "trop extrême", ou "trop clivant" pour aspirer au second tour de la présidentielle ou même à l’Elysée, paraissent avoir oublié que, au sud des Alpes, un mouvement fondé par un comique et un webdesigner est toujours le premier parti au Parlement", avertit l'excellent politologue italien Giuliano Da Empoli dans Le Monde. Autrefois, la politique et l'information obéissaient à des règles de modération. Tout passait par Le Monde et le "Journal de 20 heures", qui constituaient un centre de gravité. Aujourd’hui, "les règles du jeu ont changé. Une nouvelle génération de leaders nationaux-populistes a importé en politique la logique des grandes plates-formes Internet (...) qui récompensent les contenus les plus incendiaires, pénalisant systématiquement la fadeur des modérés (...) le jeu ne consiste plus à unir les gens autour du plus petit dénominateur commun mais, au contraire, à surexciter les passions du plus grand nombre possible de groupuscules, pour ensuite les additionner". Et constituer une majorité.
Deuxième facteur de réussite pour Eric Zemmour : non, il n'est pas exact de dire que "aucun thème ne s'est imposé dans la campagne 2022". Un thème s'est imposé, qui est repris par tous, pour se l'accaparer - comme Valérie Pécresse - ou le dénoncer : le "grand remplacement". Le chef du service politique de BFMTV, Philippe Corbé, rappelle à juste titre, que c'est une thèse complotiste. Dans le même sens, le politologue Jean-Yves Camus explique que, pour les "Z", le "grand remplacement" n'est pas une "menace", mais "déjà une réalité". Eric Zemmour s'appuie sur le "faux bon sens" propre au discours populiste, résumé par cette expression : "Il suffit de sortir dans la rue pour se convaincre que cela existe". Après l'avènement de la Street Food, celui de la "Street Thought".
Enfin, seul à maîtriser l'outil numérique dans cette campagne, avec Jean-Luc Mélenchon et Emmanuel Macron, Eric Zemmour a pour lui un troisième facteur de réussite : "l'effet de nouveauté". Emmanuel Macron en avait bénéficié en 2017. En 2022, il a permis à Eric Zemmour d'inaugurer tous les nouveaux formats d'émission politique de Le Grand débat de BFMTV à #Elysee2022 de Léa Salamé, sur France 2, en passant par le Face à Baba de Cyril Hanouna, sur C8, et les 24 heures avec de Magalie Berdah, sur YouTube. Pourquoi est-ce si important ? Parce que, comme me l'explique en DM un spécialiste des médias les "premières" des émissions sont celles "qui mobilisent le plus de moyens de promo, d'audience, de retombées presse et d'engagement sur les réseaux sociaux." Voici les raisons pour lesquelles le "Z" pourrait accéder à l'Elysée le soir du 24 avril 2022. Le premier qui me répond : "Ben voyons !" a perdu.
BLOC-NOTES
La "dés-élection" présidentielle
J'ai confronté deux ouvrages cette semaine, qui livrent des regards complémentaires sur la campagne. Dans "Je vote moi non plus", sous-titré "Pourquoi les politiciens sont les seuls responsables du cynisme et de la désaffection politique", le politologue canadien Philippe Bernier Arcand parle d'élections nationales devenues, au fil du temps, des élections essentiellement "contre". Il parle même - j'adore ce concept, il résume tout - de "dés-élections". Voici un extrait.
Philippe Bernier Arcand rend responsable de cette situation... les politiques eux-mêmes, qui confondent sens du spectacle et proximité avec les électeurs. La politologue française Chloé Morin livre une analyse différente dans On a les politiques qu'on mérite, chez Fayard. Elle appelle à "changer notre regard sur la vie politique". "La pipolisation et les réseaux sociaux font que les élus sont constamment sous notre regard et donc qu’ils s’usent plus vite, explique-t-elle dans une interview à l'Union. On a un degré d’exigence qui est devenu maladif ! On voudrait à la fois qu’ils soient de bons époux ou épouse, fidèles, bons parents, ni trop riches ni trop pauvres, qu’ils ne prennent pas de vacances, qu’ils ne soient pas payés et nous disent merci."
On complète ces deux analyses avec celle de Luc Rouban, du CEVIPOF, dans Les Raisons de la défiance : "C’est la notion même de représentation qui est mise en cause, on l’a clairement vu avec le mouvement des gilets jaunes, qui refusait l’existence de représentants. Aujourd’hui, on constate un clivage entre ceux qui défendent la démocratie représentative, sa complexité, ses institutions, et ceux qui la rejettent et réclament une action directe, avec efficacité immédiate (...) seul un tiers des enquêtés soutiennent la démocratie représentative, les deux autres tiers de l’électorat sont soit fatalistes, soit complotistes." Tout cela pourrait se traduire par une forte abstention à l'élection présidentielle.
L'annonce faite à Marianne
Comment Emmanuel Macron doit-il déclarer sa candidature ? Nathalie Segaunes m'a interviewé sur ce sujet pour l'Opinion cette semaine. Deux approches sont possibles : se déclarer candidat "naturellement" à sa propre succession, lors du Salon de l'agriculture, par exemple. Jacques Chirac l'avait fait en 2002, lors d'un déplacement à Avignon. Le président sortant occupera, de toute façon, l'intégralité de l'espace médiatique. Ou organiser un "moment" télévisé ou "YouTubé" - si on veut surprendre et marquer une modernité -, avec une annonce magistrale, comme François Mitterrand en 1988. En restant vague sur les intentions, mais en promettant de"faire front" face aux "périls". Ma préférence va vers la première solution. Le fait de n'avoir pas été au centre des préoccupations des Français depuis deux ans a protégé Emmanuel Macron, dont l'image personnelle demeure clivante. Refaire de sa personne le centre des débats, comme à l'époque des gilets jaunes, paraît contre-productif. Alors que la continuité, dans un contexte de crise internationale, et de faiblesse de l'opposition modérée, semble naturelle. Surtout dans un scrutin qui s'annonce "contre" : contre l'extrême-droite. Enfin, en théorie.
Jusqu'ici tout va mal
Une amie politologue à qui je répondais sur whatsapp que l'extrême-droite était près du second tour, mais pas encore de la victoire, m'a répondu : "Ah moi je ne pense pas du tout que ça va aller. On va se taper pour seule et unique opposition à Macron Zemmour pendant 5 ans. Plus de gauche, plus de droite modérée. Franchement, je ne pense pas que ça va aller….". Elle reflète l'opinion d'un grand nombre de mes interlocuteurs, inquiets devant la "disparition" des politiques modérés. Un ami sondeur a une analyse différente, également par whatsapp : "Si les 5 prochaines années c'est un duo Macron/Zemmour, Macron aura achevé son projet de mettre la vie politique française en une seule dimension. L'impasse qui en sortira fera potentiellement renaître le gauche/droite en 2027." C'était aussi le débat dans la salle à l'issue, précisément, de la projection du documentaire La Disparition, au cinéma Les 3 Luxembourg, la semaine dernière. Beaucoup d'anciens socialistes présents pensaient voter... Mélenchon. Faute d'alternative modérée. Où sont les scrutins d'antan ?
Si vous ne comprenez rien à Qanon
Cet article du New York Times va vous aider à comprendre ce mouvement complotiste né en 2017, qui a pris une ampleur phénoménale aux Etats-Unis : ""Ouvrez les yeux (...) beaucoup dans notre gouvernement adorent Satan". Cet avertissement, publié sur un forum Internet en octobre 2017, a été le début du mouvement désormais connu sous le nom de QAnon (...) Au fur et à mesure que le flux de messages, dont la plupart étaient signés du seul "Q", s'est transformé en une vaste théorie du complot, le mystère entourant leur auteur est devenu un objet de fascination central pour ses adeptes - qui était ce "Q" anonyme ? (...) Des millions de personnes croient encore que Q est un initié militaire de premier plan, dont les messages ont révélé que l'ancien président Trump sauverait le monde d'une cabale de pédophiles démocrates de "l'État profond". QAnon a été lié à de nombreux incidents violents, plusieurs des attaquants qui ont pris d'assaut le Capitole l'année dernière étaient des adhérents, et le FBI a qualifié le mouvement de potentielle menace terroriste." Il semble aujourd'hui établi par une équipe de linguistes internationaux - dont les Français Florian Cafiero et Jean-Baptiste Camps - que le véritable auteur des messages de "Q" était, en réalité... un développeur et journaliste tech sud-africain, Paul Furber, passionné de politique américaine. On en profite pour revoir ce magnifique sketch des humoristes australiens de "War on 2020" :
Si vous pensez qu'on peut négliger ces mouvements et que "ça n'arrivera jamais en France", think again. Dans un passionnant article, Hélène Jouan, la correspondante du Monde à Montréal, décrit un Justin Trudeau "dépassé par la trumpisation de la politique canadienne" : "Son inertie aux premiers jours du conflit relève sans doute d’une mauvaise évaluation de la stratégie réelle de ces groupuscules (...) leur revendication, l’abrogation du passeport vaccinal, s’est vite avérée un leurre. En publiant sur les réseaux sociaux, un "protocole d’accord" réclamant la destitution du gouvernement, Canada Unity est apparu pour ce qu’il était : un groupuscule d’extrême droite animé par des partisans de la mouvance conspirationniste QAnon et par des militants séparatistes canadiens, porteurs d’un agenda politique explicite, la déstabilisation de la démocratie canadienne. Les autorités auront mis du temps à prendre la mesure des multiples ramifications du mouvement avec l’alt-right (la droite ultraradicale) américaine, qui lui aurait apporté un soutien financier, le fournissant peut-être même en armes." A bon entendeur...
Télérama a aimé un débat politique
Un "historique" de France Télévisions m'avait confié au début de la campagne qu'il ne croyait pas à un renouvellement des émissions politiques sur France 2 : "C'est le service public et nos téléspectateurs ont 65 ans en moyenne". Le numéro de #Elysée2022 avec Jean-Luc Mélenchon a démenti cette analyse ! Pour reprendre les termes de Telerama, le débat entre le président du MEDEF, Geoffroy Roux de Bézieux, et Jean-Luc Mélenchon, a été "un modèle du genre sur la forme comme sur le fond". La présence d'une seule animatrice, Léa Salamé, et le rythme imposé par la succession rapide de "grandes figures de la rédaction" face à l'invité, contribuent beaucoup à la réussite de la formule. Il existe en gros deux types d'émissions politiques dans cette campagne : les émissions "de l'offre", qui partent des standards journalistiques pour proposer un contenu au public, et des émissions "de la demande", comme "Face à Baba" et "24h avec Magalie Berdah" qui "collent" aux réseaux sociaux.
Le bon mot
C'est "éthopée", entendu dans l'excellent "Portrait rhétorique de Fabien Roussel" réalisé par le linguiste Clément Viktorotvitch. "L’éthopée, c’est un terme rhétorique compliqué pour désigner une figure simple : c’est l’art de la description morale. Tout au long de ses interventions, Fabien Roussel ne cesse d'ébaucher en quelques traits le portrait des hommes et femmes du peuple, qu'il rencontre en faisant campagne. Au contraire, "les riches" restent toujours, chez Fabien Roussel, un concept abstrait. Il les évoque sans jamais les incarner, ce qui en fait, dans son argumentation, une figure d’autant plus inquiétante." Faire des "portraits moraux", c'est notamment une spécialité américaine. Comme dans ce discours de campagne de Michelle Obama pour la réélection de son mari, en 2012. Voilà à quoi ça ressemble: "J'ai rencontré cet ancien combattant, aveuglé par une bombe en Afghanistan, qui m'a dit qu'il donnerait ses yeux encore cent fois, pour faire ce qu'il avait fait et qu'il referait encore demain". Alors, il est comment, mon mot de la semaine ?
Réclusion ostentatoire
L'expression de la semaine, on la trouve dans l'excellente newsletter Dimanche Seven des financiers Grégory & Sacha Edberg. Elle a été forgée par le sociologue Grégory Salle, qui parle de "réclusion ostentatoire", pour parler de la tendance accrue des super-riches, post-COVID, à vivre séparément du reste de la société, en particulier sur des yachts de luxe. Le nombre record de "200 super-yachts lancés en production" a été atteint en 2021. L'épidémie de COVID-19 a été un déclencheur, avec à la fois un "effet YOLO", un "durcissement de la ségrégation spatiale" et une "hypermobilité" entièrement autonome, reposant sur le circuit yacht-hélicoptère-jet-limousine. Avec un coût écologique astronomique. Grégory & Sacha Edberg comparent ce phénomène post-pandémie "au film Soleil Vert, où, dans un New-York post apocalyptique, quelques grandes fortunes résident au sommet de tours sécurisées tandis que les masses vivent dans l’insécurité d’une ville désolée, surpeuplée et ravagée par la pollution". D'une façon intéressante, Grégory Salle est également l'auteur d'un livre sur... les prisons.
Enfin, on regardera avec intérêt cette interview par RCJ de l'ex-Directeur digital de François Hollande, Romain Pigenel - par ailleurs sosie officiel de Raymond dans le film The Gentlemen - qui explique qu'il avait dû mettre sa démission dans la balance, quand on lui avait demandé de... supprimer le compte Twitter du Président, et perdre l'ensemble de ses followers, au lendemain de l'élection. Parce que "tu comprends, la campagne est terminée". Il a résisté et a pu remettre le compte en marche lorsque, inévitablement, cela est devenu nécessaire.
Vous m'écrivez... je réponds !
Marie-Claire m'écrit : "Mon coup de cœur de la semaine est aussi un regret : je viens de terminer l'ouvrage-programme de Gaspard Koenig. Coup de cœur, car tout y est : le constat, l'analyse et la solution, le tout en partant du quotidien des Français. En tant que chef d'entreprise - appelée aussi "travailleur indépendant" -, je dis chaque jour que nous vivons au pays de Kafka. D'où mon regret aussi : le sujet est comme passé sous silence alors que nous avons tous vécu ces situations. Alors, pourquoi le sujet est-il absent ? Il serait trop teinté de "Gilets Jaunes" ? Cela ne correspond pas au "récit médiatique" ? Et, au final, qu'est-ce qui compte dans cette élection présidentielle ? Les sondages, le "récit médiatique", ou ce qui préoccupe les Français ? ou rien de tout cela ? Seule la réélection d'Emmanuel Macron compte ? Parfois, on a l'impression que c'est la seule question importante, hélas... Bon courage et bon travail !"
Marie-Claire, vous avez raison ! Tous les analystes font état, à regret, d'une "non-campagne". Certains, comme le sondeur Brice Teinturier, parlent d'une "campagne Tefal", où rien n'accroche. Et incriminent les réseaux sociaux et les chaînes infos. D'autres parlent d'une campagne "neutralisée" volontairement par le pouvoir, pour pousser à un second tour face aux extrêmes. Et faciliter la réélection d'Emmanuel Macron. Une analyse "Stéphane Rozèsienne" dirait que ce sont peut-être les Français qui ont choisi de poursuivre en 2022 le dégagisme initié en 2017. Après le PS, LR. Vous avez beaucoup d'autres pistes dans cette Newsletter. Il faudra en reparler, à froid, après l'élection.
Deux newsletters en une cette semaine, la précédente n'ayant pas pu partir pour des raisons techniques.
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Bonne semaine à tous !