DIRTY POLITICS #12 - La guerre très personnelle de Vladimir Poutine - La Newsletter hebdo de Philippe Moreau Chevrolet
DIRTY POLITICS #12
La guerre très personnelle de Vladimir Poutine
Une question n'a pas été posée sur la démonstration de force de Vladimir Poutine, humiliant en direct et à la télévision son chef du renseignement extérieur, Serguei Narychkine, pour extorquer son soutien à une invasion de l'Ukraine, dans un cadre écrasant et à vingt mètres de distance : à quoi une telle mise en scène peut-elle bien servir ? Si ce type d'humiliation publique est habituelle chez Vladimir Poutine, elle interroge quand elle constitue la première séquence diffusée par le Kremlin pour préparer l'opinion à une entrée en guerre.
Pourquoi ? Parce qu'elle place Vladimir Poutine en seul décisionnaire et seule cause réelle de cette guerre, qu'il se retrouve à devoir justifier lui-même dans une autre vidéo, par un long et laborieux développement historique. Les différentes vidéos ont-elles été enregistrées le même jour ? Les interventions "en direct" sont-elles, en réalité, diffusées en différé ? L'histoire le dira. Mais ce que l'on perçoit, d'emblée, ce que l'on retient, c'est la mise en scène d'un homme seul.
Cette personnalisation extrême d'un conflit qui semble plus subi que voulu par ses interlocuteurs produit un effet direct, qui est de transformer une guerre "russe", autrement dit nationale, en guerre "de Poutine", c'est-à-dire personnelle. Ce que résume très justement la fille de l'oligarque Roman Abramovich, propriétaire du club de football de Chelsea, Sofia Abramovitch. Par cette image, partagée sur son compte Instagram.
Ce passage du collectif au personnel est peut-être, au fond, ce qui inquiète le plus dans la séquence. Car cet affranchissement du collectif se double d'un autre abandon, qui lui est lié, celui de la morale. On revient à une époque antérieure à celle du Moyen-Âge, où a été forgée la doctrine de la "guerre juste". Dans sa "Somme théologique", Thomas d'Aquin la distingue par trois critères. Elle doit être le privilège de l'autorité publique et "non d'une personne privée". Elle doit se faire au nom d'une "cause juste". Et avec une "intention droite". Dans son discours, Vladimir Poutine reprend bien les motifs de la propagande russe, qui présente depuis des années les Ukrainiens au pouvoir comme des "nazis". Une ligne attribuée à l'idéologue Aleksandr Duguin, dont l'une des recommandations est, par ailleurs, l'effacement de tous les symboles nationaux de l'Ukraine. Mais cette justification n'arrive que dans un deuxième temps. Comme toujours en communication politique, la première impression est la plus forte.
Cette personnalisation du conflit constitue une faiblesse, mais aussi une force pour Vladimir Poutine, parce qu'elle suit tous les codes de la communication populiste. Elle sidère les adversaires. Elle est imprévisible. Elle s'inscrit dans une surenchère qui semble ne jamais avoir de fin. Comment un démocrate peut-il espérer l'emporter face à un adversaire sans morale et sans limite ? Au point d'avoir préparé depuis longtemps son offensive ? Cela a visiblement été le cas, comme le rappelle la journaliste Jade Grandin de l'Eprevier, sur le plan économique. Comment lutter, expliquait l'historien Patrick Boucheron dans ses cours au Collège de France, à propos de Donald Trump, contre des figures politiques qui assument d'être leur propre caricature ? Et en tirent une partie de leur emprise ? La surenchère viriliste de Vladimir Poutine, qui qualifie les occidentaux de "tolérastes" ou de "libérastes", lui permet de jouer sur les codes de la sexualité pour appeler au vote ou discréditer ses adversaires. Comme, en 2008, Gary Kasparov.
"Il est plus sûr d'être craint que d'être aimé", cette formule de Machiavel définit la communication politique russe, en particulier depuis l'arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir. Au point d'être devenu un "style", imité notamment par... la Chine. Dans un rapport daté d'octobre 2021 et consacré au "Moment Machiavélien des opérations d'influence chinoise", les chercheurs de l'IRSEM pointent une "russification" de la communication chinoise, dont ils détaillent les principaux modes d'action :
"En organisant des opérations informationnelles clandestines sur les réseaux sociaux occidentaux (Facebook, Twitter, YouTube), en utilisant des trolls, des faux comptes et des bots".
"En investissant massivement, ouvertement et agressivement ces réseaux sociaux, comme l’illustre notamment la Twitterisation des diplomates".
"En élargissant le domaine de la lutte, en ne visant plus seulement les diasporas".
"En passant d’un discours positif sur soi à un discours négatif sur l’autre".
"En tentant de diviser et semer la discorde (ou la panique) au sein des pays cibles".
"En s’ingérant dans des élections".
"En diffusant des théories du complot, y compris par des canaux officiels".
En utilisant "des fermes de contenus".
"En se rapprochant des extrêmes politiques".
A cette figure du dictateur assis, terrifiant, qui signe des papiers où figure peut-être l'avenir du monde, et qui évoque - sans doute volontairement et pour se donner une épaisseur historique - la toute-puissance du fonctionnaire soviétique, répond celle d'un autre individu, à la vocation de martyr. Qui, lui, se tient toujours debout dans ses vidéos et totalise 4,2 millions de followers sur Twitter. Soit plus que le gouvernement russe. Volodymyr Zelensky, dont la destinée est tout aussi improbable que celle du héros qu'il joue dans Serviteur du Peuple, la série qui l'a révélé en Ukraine. Aujourd'hui disponible sur Arte, la série s'ouvre sur les têtes de trois puissants oligarques, perçus dans l'ombre et de dos, comme les trois sorcières de Macbeth. Ils font le constat, amer, que les élections leur coûtent cher : des millions pour faire élire un candidat, puis encore des millions pour le démolir, quand il faut en changer. Par jeu, ils décident de laisser les Ukrainiens choisir leur dirigeant. C'est ainsi que, par le hasard d'une vidéo volée diffusée sur YouTube, un simple professeur d'histoire en colère - joué par Zelensky - finit par être élu Président de la République. Et change le cours de l'histoire.
Dans cette configuration "personnelle", le peuple russe n'est plus un atout mobilisable au service de son leader, mais une menace. Il convient donc de le priver de son et d'image. La grande bataille informationnelle en cours prend pour terrain non seulement l'Ukraine, et l'Europe en général, voire le monde, mais en priorité... le peuple russe lui-même. C'est aussi à lui que s'adressent les dirigeants ukrainiens. C'est lui que visent les sanctions économiques. Et c'est lui, enfin, qui fait l'objet d'une bataille inédite entre un Etat souverain et le "cinquième pouvoir mondial" : les GAFA. On se rappelle, brutalement, que leur budget, leurs moyens et leurs connaissances dépassent, de très loin, ceux de la plupart des Etats de la planète. Quand le ministre ukrainien du Numérique demande à Elon Musk de réorienter sa galaxie de satellites Starlink, et que ce dernier s'exécute en livrant du matériel de connexion, on comprend que quelque a chose a fondamentalement changé dans les relations internationales.
Pour autant, attendre une insurrection de la population russe semble optimiste. Cette semaine, l'excellent podcast Dis.cor.dia se penche sur la préparation de l'opinion russe à l'invasion de l'Ukraine, via le cinéma. Passant en revue les films de propagande russes récents, comme Tanks for Stalin, de Kim Druzhinin, Kalashnikov, de Konstantin Buslov, ou T-34 de Aleksey Sidorov, le podcast note, outre un "fétichisme du char" et du "bullet time" d'obus, une inflation de films portant sur la naissance de la Russie. Et remontant jusqu'à la Rus' de Kiev fondée par Oleg le sage, descendant des vikings, en 860. Et dont l'un des dirigeants a été... Vladimir 1er. Ces récits se sont multiplié en particulier après l'annexion de la Crimée, en 2014. Ils ont été prolongés par des films portant, eux, sur l'histoire récente. Et présentant les dirigeants Ukrainiens actuels, assez littéralement, comme des nazis. C'est, notamment, le cas du film Opolchenochka (Ma milicienne préférée) de Aleksey Kozlov. Soit l'histoire d'un groupe d'Ukrainiennes pro-russes parties combattre à la tête d'un bataillon de chars - les chars, toujours. Dans la vraie vie, la soldate dont l'histoire a inspiré le film a changé de camp. Elle soutient, désormais, l'Ukraine.
#BLOC-NOTES
Quelques éléments rapides à retenir cette semaine...
Comme le dit l'ami journaliste Fabrice Pozzoli-Montenay, l'équipe de Valérie Pécresse a choisi d'attaquer Eric Zemmour "là où ça fait mal" : sur l'Ukraine. Très efficace. Il était temps que LR se dote d'une riposte numérique ! Un ami sondeur me signale sur Whatsapp qu'Eric Zemmour pourrait payer le prix de fort de ses prises de position sur la Russie au cours des semaines à venir.
Etonnant, non ? L'ami Jean-Michel Aphatie a lancé un podcast - "Allons enfants de l'Aphatie !". Et on n'était pas au courant. Oubli réparé !
Parce que le changement climatique est toujours là... l'ami Jean Massiet organise sur sa chaîne Twitch le #DébatduSiècle, "premier débat présidentiel consacré au climat", le 13 mars.
Ecologie toujours, avec cette analyse en profondeur du mouvement américain Sunrise qui se bat pour un "Green New Deal", conciliant emploi et environnement. Avant de se lancer, ses fondateurs a passé un an à se former et à définir leurs objectifs, avec l'aide "d'un institut de formation de militants appelé Momentum. Fondé par des milléniaux qui s'étaient rencontrés dans la foulée d'Occupy Wall Street, Momentum vise à tirer parti des forces de ces mouvements spontanés (leur capacité à galvaniser l'attention du public) tout en corrigeant leurs faiblesses (une fois qu'ils attirent l'attention, ils ne savent pas toujours quoi en faire)". C'est dans le New Yorker et c'est passionnant !
Ecologie, enfin, avec cette excellente campagne signée Greenpeace. Tu t'es vu quand t'as gouverné ?
Et on termine avec le dessin de la semaine ! Signé Soulcié !
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Bonne semaine à tous !