DIRTY POLITICS #13 - 2022, la drôle de campagne - La Newsletter hebdo de Philippe Moreau Chevrolet
DIRTY POLITICS #13
2022, la drôle de campagne
Emmanuel Macron doit-il tout nous dire sur ses échanges avec Vladimir Poutine ? Et pourquoi nous en dit-il autant ? C'est la réflexion que je me suis faite en voyant se produire, jour après jour, le même scénario. L'Elysée nous prévient que le président français va s'entretenir avec le président russe. Puis nous explique que l'entretien a eu lieu, qu'il a duré 1h, 1h30 ou 1h45, et que Vladimir Poutine n'a cédé sur rien. "Sa détermination, nous indique-t-on invariablement, est demeurée entière". Alors, certes, on en sait plus sur les demandes françaises. Un conseiller LREM m'a vanté sur Telegram la "transparence" du procédé. Ce qui est tout à fait juste. Mais ce que retient la presse, c'est l'aspect le plus "psychologisant" - parce que c'est aussi le récit présenté par le Kremlin au départ, la décision d'un homme seul et redoutable - et le plus dramatique. Ce qui donne ce type d'article.
On voit tout de suite le problème. Le risque est que la puissance médiatique de l'Elysée soit mise au service de la communication de Vladimir Poutine. Il "atteindra ses objectifs" - le temps employé est le futur -, que sont la "dénazification" et la "neutralisation" de l'Ukraine. Ces deux termes relèvent de la propagande. Mais le Kremlin est allé encore plus loin. Il a carrément instrumentalisé ses échanges avec le président français, en présentant l'idée de "corridors humanitaires" vers... la Russie comme une "demande personnelle" de sa part. Ce que l'Elysée a aussitôt démenti, en dénonçant un "cynisme moral et politique". Comme l'explique la chercheuse Anna Borshchevskaya, du Washington Institute, dans Le Monde : "Lorsque le Kremlin s’engage dans des négociations, il s’agit d’une tactique pour gagner du temps, repositionner ses forces opérationnelles et obtenir un plus grand pouvoir stratégique. La Russie ne fait pas de distinction entre ceux qui font de la diplomatie et ceux qui font la guerre, contrairement à l’Occident." Vladimir Poutine utilise, aussi, les "corridors humanitaires" pour "démoraliser" ses adversaires et justifier le bombardement des populations civiles restées sur place. C'est une véritable "arme de guerre".
C'est dans ce contexte que se déroule la "drôle de campagne" de l'élection présidentielle 2022, pour reprendre l'excellente expression de Thomas Legrand dans sa dernière Newsletter. S'il met volontiers en scène ses échanges avec Vladimir Poutine, Emmanuel Macron refuse, en revanche, de débattre publiquement avec ses adversaires. Que ce paradoxe dit-il de nous, au plan collectif ? L'Opinion et la Newsletter Politico Playbook Paris révèlent, par exemple, les coulisses de l'émission “Face à la guerre” diffusée cette semaine sur TF1. "Le Président aurait posé ses conditions avant d’accepter l’invitation, explique l'Opinion. Pas de confrontation ni de photo avec les autres candidats, pas de plans dans le public, des arrivées séparées et minutées pour ne croiser personne en coulisse, un thème principal favorisant le tenant du titre." En raison du principe d'équité, en vigueur jusqu'au 28 mars, tous n'ont pas le même temps de parole, qui tient compte de l'équilibre global de la campagne, explique Politico. Comme me le résume un journaliste politique en DM : "le Président suit la guerre de près et la campagne de loin". Le dessinateur KAK résume ce paradoxe dans L'Opinion.
"Les Français risquent d’être privés de présidentielle. C’est dangereux pour l’avenir, s'inquiète un ami sondeur, sur Whatsapp. Ce n’est pas nouveau sous la 5ème mais avec la délégitimation du résultat des élections depuis quelques années, sous des prétextes divers, c'est malheureusement mortifère". Il ne précise pas, toutefois, en quoi consiste le danger. Thomas Legrand est plus précis : "J’ai couvert quelques campagnes présidentielles depuis 1988 (...) D’ordinaire à un mois du scrutin, mes amis, mes voisins, ma famille me harcèlent "Alors raconte ? Qu’est-ce qui va se passer, comment c’est dans la coulisse ?" (...) Cette année, c’est le calme plat (...) Mes amis, mes voisins, ma famille, m’apostrophent plutôt en ces termes : "Mon pauvre, tu es obligé de te taper cette campagne tous les jours…" On me plaint comme si j’avais un Covid long." Chez LREM, on explique - à haute voix - que personne n'a un niveau suffisant pour débattre avec le Président. Et certains rêvent déjà - en coulisses - d'un... troisième mandat. Qui supposerait une révision constitutionnelle. Parce que "le premier mandat a été sacrifié à cause des crises", m'explique un conseiller LREM. Ten more years !
#BLOC-NOTES
Des enfants sont nés aujourd'hui
Dans cette sensation de chute libre collective, il faut se raccrocher à la beauté, quand elle passe. Dans les carnets d'actualité de Johann Sfar, pour commencer, publiés sur son compte Instagram. "Je ne suis qu'un dessinateur devant sa table", dit-il. Comme pour s'excuser d'être aussi impuissant que nous. Chez Sfar, l'humanité s'approche de la clarté. Elle ne renonce pas à sa naïveté. Elle s'en pare comme d'une vertu. Et ça bat tous les cynismes du monde.
La dernière station
Beauté, encore, dans ce cliché publié sur son compte Twitter par Tim Le Berre, un militaire français dont le métier singulier - et magnifique - consiste à "protéger le patrimoine en zone de conflit armé". Il note que : "La statue de Jésus-Christ est retirée de la cathédrale arménienne de Lviv, en Ukraine, pour être stockée dans un bunker afin d'être protégée. La dernière fois qu'elle a été sortie, c'était pendant la Seconde Guerre mondiale."
L'important, c'est la chute
Deux textes m'ont ému aux larmes cette semaine. Le récit d'Emmanuel Carrère dans l'Obs, sur les derniers moments de la Russie avant les sanctions, a des accents du Maître et Marguerite, de Boulgakov. Un sentiment d'absurdité qui teinte de comique le désespoir. Le peuple russe survivra à Vladimir Poutine comme il a survécu au reste. Mais à quel prix ? Extrait.
"Le dernier iPhone
On a tous, sur la table, nos téléphones qui bipent et nous alertent d’un nouvel éboulement dans ce monde qu’on croyait solide et fiable comme une voiture allemande. La réalité se défait comme dans les films de science-fiction, comme dans un roman de Philip K. Dick, comme dans « The Truman Show ». On ne le savait pas, mais tout cela pouvait disparaître. Tout cela disparaît. Ces deux derniers jours : Volkswagen, BMW, Warner Bros, Disney, Netflix, Nike, Spotify, Ikea, Airbnb, Vuitton, Shell, Deezer, Carlsberg, BP, Boeing, Exxon, eBay, Bloomberg, CNN, la BBC, et maintenant Twitter, Facebook.
Olga se rappelle ceci : il y a quelques années, « Aficha », un magazine branché, a fait un reportage ironique sur le thème : « Peut-on survivre une semaine en ne consommant que des produits russes ? » Réponse : on ne peut pas. Il faudra bien pourtant puisqu’on ne trouvera bientôt plus dans les supermarchés russes aucun produit étranger. Bye-bye Dom Pérignon, welcome champanskoïé. « Dans trois mois, dit Xaver, on sera retourné en “nineteen nineteen”. » J’ai compris nineteen ninety. Xaver rit, de son rire carnassier et triste : « Non, 1990, c’est dans un mois ; dans trois, c’est 1919. » Olga montre son téléphone : « Tu vois, j’ai le dernier iPhone. » J’ai décidément l’esprit lent, je crois qu’elle veut dire le dernier modèle. Elle aussi rit : « Tu n’as pas compris. Celui-là, dans ma main, c’est le dernier iPhone. »"
Lettres et le néant
Le second texte m'a rendu aussi heureux que mélancolique. Parce que j'ai trouvé dans ces mots un écho fraternel. C'est le discours de réception de François Sureau à l'Académie Française. Si l'espoir "luit comme un brin de paille dans une étable", il brillait d'un éclat singulier dans ce palais, entouré des ces figures décorées, alourdies par le poids des siècles - qu'elles semblent porter sur leurs épaules.
"Non , je ne crois pas que ce disciple de Voltaire et de Hugo se réjouirait de l’état où nous sommes, chacun faisant appel au gouvernement, aux procureurs, aux sociétés de l’information pour interdire les opinions qui le blessent ; où chaque groupe se croit justifié de faire passer, chacun pour son compte, la nation au tourniquet des droits de créance ; où gouvernement et Parlement ensemble prétendent, comme si la France n’avait pas dépassé la minorité légale, en bannir toute haine, oubliant qu’il est des haines justes et que la République s’est fondée sur la haine des tyrans. La liberté, c’est être révolté, blessé, au moins surpris, par les opinions contraires. Personne n’aimerait vivre dans un pays où des institutions généralement défaillantes dans leurs fonctions essentielles, celle de la représentation comme celles de l’action, se revancheraient en nous disant quoi penser, comment parler, quand se taire. En un siècle d’histoire constitutionnelle, nous aurons vu se succéder le système des partis, le système de l’État, le système du néant."
François Sureau a prononcé tout cela, en s'excusant de sa franchise, à quelques mètres de François Fillon et Brigitte Macron, qui l'ont applaudi de bonne grâce. C'est ça, la démocratie. Le texte est disponible en intégralité ici.
Chuter, encore
Autre registre, plus brutal. "Si nous tombons, vous tombez". Cette phrase du président ukrainien Volodymyr Zelensky conclut la vidéo ultra-réaliste diffusée par le parlement ukrainien cette semaine. Avec cet avertissement simple : "nous aussi, nous pensions que cela ne pourrait jamais arriver". Déjà plus d'un million de vues. Les Ukrainiens martèlent toujours le même message, dans leurs vidéos comme dans leurs "memes" : ils demandent la fermeture de leur espace aérien.
Le Blues du Z
"Les emmerdes volent en escadrille" pour Eric Zemmour. Comme me l'explique un ami sondeur sur Whatsapp : "Macron et Zemmour ont un point commun : leur courbe d’intention de vote / de popularité est totalement corrélée à leur présence à l’antenne." Il ajoute que : "ce n’est pas toujours le cas". Déjà plombé par l'ambiguïté de ses positions sur l'Ukraine, le "Z" l'est désormais aussi par la limitation des temps de parole. Il ne peut plus jouer la carte - populiste - de la saturation des canaux d'information, à coups de provocations. Enfin, il a dû faire face cette semaine à la déception de ses troupes, suite à son débat raté avec Valérie Pécresse dans "Face à Face" sur LCI. Certains concepts "bullshit" comme "l'islamo-droitisme" ne passent pas. Mais, surtout, le caractère ultra-agressif du débat a rebuté des électeurs qui, précisément, cherchent à travers Eric Zemmour un ton différent. Les militants n'ont pas mâché leurs mots, dans un Twitter Space que l'équipe Pécresse s'est empressée d'archiver, et de rediffuser.
Autre échec, le candidat de Reconquête ! est accusé d'avoir bidonné son déplacement dans une station-service, pour "échanger avec des Français sur le prix de l'essence". Comme le raconte France 3 Tarn et Garonne : "Une dizaine de minutes avant l’arrivée d’Eric Zemmour, la fameuse station-service a été fermée par des plots. Juste avant, des voitures de ses propres militants, qui l’accompagnaient depuis le début de la journée, sont arrivées et se sont installées à chacune des pompes de la station-service”. Puis les militants “ont fait semblant de ne pas connaître Eric Zemmour pour mimer un échange spontané." Comment ce type de mise en scène peut-il encore exister en 2022, alors que tout se sait, tout se voit ? Ironiquement, lorsqu'Emmanuel Macron a été accusé d'avoir "soigneusement préparé" son entretien avec les Français, lors de son premier déplacement de campagne, à Poissy, les plus virulents à dénoncer ce "fake" ont été... les membres de l'équipe de campagne d'Eric Zemmour. Faites ce que je dis...
En difficulté, Eric Zemmour s'adapte. Il quitte, donc, le grand récit historique et drague ouvertement la tendance complotiste, dans un clip intitulé : "Ils vous disent". Et qui est, sans doute, le premier clip électoral ouvertement complotiste de l'histoire politique française. En DM, un proche de Zemmour se désole : "Cette vidéo ne rapporte aucune voix. Trop de sous-entendus, notamment ce "ils". Surtout que ça tape sur un créneau qui est acquis ou n'ira pas vers lui, car il est trop assimilé à une candidature bourgeoise. Ça lui laisse les "conspis cathos bourges". Ça existe mais c'est pas non plus massif dans la société française."
L'acteur et son "meme"
Je ne comprend pas pourquoi ce cliché de la photographe officielle de l'Elysée, Soazig de la Moissonnière, déchaîne tellement les passions. La photographe, qui multiplie les références au passé dans son travail - et plus récemment à John Kennedy - travaille dans l'esprit du photographe de Barack Obama, Pete Souza. Comme lui, elle sort du cadre du témoignage pour construire une narration. Là où Pete Souza, mettant en scène un personnage déjà historique, s'employait à le rapprocher des gens, Soazig de la Moissonnière tire au contraire "son" président vers l'Histoire - avec un grand "H". Au besoin, en forçant un peu le trait - et les contrastes. Mais c'est le jeu.
Comme on peut le voir, cette narration très appuyée est une usine à "memes" sur les réseaux sociaux. Ce qui n'a pas échappé aux experts absolus du meme politique en 2022 - les combattants Ukrainiens. Avec toujours avec le même message, qu'ils ne cessent de marteler : "interdisez le survol de notre territoire". Il ne faut pas oublier, comme l'a rappelé très justement cette semaine la journaliste Daphné Rousseau, de l'AFP, que les Ukrainiens aussi communiquent.
En vrac...
J'ai été interviewé par Le Monde dans un article consacré au rôle de Cyril Hanouna et Magali Berdah dans la campagne : "On fait ce qui manquait pour que la politique devienne sexy". Je vous en parlerai plus longuement dans un prochain numéro de Dirty Politics.
Le photographe de Libé Odieux Boby explique comment il photographie les politiques en campagne. Et pourquoi, dans l'ensemble, ils gèrent très mal leur image.
L'ami Vincent Pons a consacré toute une étude à l'impact, positif ou négatif, des changements électoraux intervenues dans les démocraties depuis 1945. Conclusion : l'alternance au pouvoir - et pas simplement le fait d'avoir des institutions démocratiques - est déterminant pour l'avenir d'un pays, en particulier sur le plan économique.
Vous pouvez aider le chercheur du CNRS Julien Figeac et son équipe à "Comprendre l'impact des réseaux sociaux sur la présidentielle 2022", en répondant à ce questionnaire. Je l'ai fait, c'est rapide.
Courez acheter "Ils sont partout", la BD consacrée au complotisme publiée par mon éditeur, Les Arènes, et cosignée par l'excellentissime Morgan Navarro.
Le tweet de la semaine est signé Fabien Roussel ! Le "communiste préféré de la droite" se surpasse !
N'hésitez pas à m'envoyer vos coups de coeur, vos coups de gueule, vos réactions et vos analyses à l'adresse dirtypolitics.hebdo@gmail.com Votre courrier est important !
Bonne semaine à tous !