DIRTY POLITICS - Confusion, piège à cons - La Newsletter hebdo de Philippe Moreau Chevrolet - Numéro #15
DIRTY POLITICS #15
Confusion, piège à cons
La "déchirance", un "mélange de déchirement et de déchéance" : c'est l'expression employée par une amie éditrice ce matin, lors d'un petit-déjeuner où nous avons défait le monde - plus personne ne songe à le refaire - qui résume le mieux le sentiment de millions d'électeurs, au lendemain d'une campagne qui n'a pas eu lieu. La France a raté sa campagne présidentielle. Sauf basculement dans le tragique, il ne restera rien, pour la postérité, de l'élection de 2022. Des candidats absents à eux-mêmes, lancés à la hâte et dans une impréparation totale, au terme de primaires improbables, qui les ont tués, au lieu de les lancer... Un président qui a laissé le match se dérouler sans lui... Qui est entré sur le terrain le plus tard possible. Comme à regret. Comme s'il semblait dire : "Allons faire campagne, puisqu'il le faut bien". Le président sortant fait penser à un joueur de division 1 à qui on demanderait de livrer un match de division 2. De rares sujets s'imposent, un peu par hasard, puis disparaissent aussi rapidement qu'ils sont apparus : le "grand remplacement" - un fantasme littéraire promu thème de campagne, jusqu'à être récupéré par la droite traditionnelle - ou la retraite à 65 ans... On a simulé la démocratie comme on simule l'amour. La campagne nous a laissés insatisfaits, meurtris, et vides.
"Que fait Marine Le Pen ?". C'est la question que m'a posée une journaliste politique, en m'envoyant ce visuel de campagne, diffusé sur le compte Twitter de la candidate RN. Ce qui frappe en premier lieu, c'est qu'il s'agit d'une affiche "neutre", comme le dit le politologue Raphaël Llorca en parlant de la communication... d'Emmanuel Macron. Le même Raphaël Llorca s'interroge en se demandant si la leader RN ne serait pas, à son tour, tentée par la neutralité...? Car les communicants de Marine Le Pen ne précisent plus ni le nom de la candidate ni celui de son mouvement. Les symboles, les couleurs et les références sont, également, oubliés. En dehors d'une médaille de Saint Christophe, qui peut rappeler l'attachement du RN aux "racines chrétiennes" de la France. Seule la position de la main droite de Marine Le Pen a donné lieu à des interprétations, dont je vous laisse juge.
Comment expliquer ce choix d'un visuel qui n'exprime plus rien de partisan ? Ni même de singulier ? Car la posture de Marine Le Pen copie ouvertement celle du président de la République, sur sa photo officielle.
Quant au slogan de Marine Le Pen, "Pour tous les Français", il s'inscrit dans la même veine que celui du président sortant, "Nous tous".
Pourquoi gommer sa personnalité ? Et faire, en quelque sorte, du Macron contre Macron ? En réalité, ce visuel n'est pas le seul signe d'un basculement de Marine Le Pen vers une imitation de la posture macroniste. Venue de l'extrême-droite, Marine Le Pen a repris à la gauche son discours à dominante sociale, axé sur le pouvoir d'achat. Hostile à l'immigration, elle a néanmoins pris ses distances avec Eric Zemmour, dont elle exclut catégoriquement la participation à son gouvernement. Politiquement "dure", elle met en avant son diplôme d'éleveuse de chats, et mène une campagne tout en douceur. Et en sourires. Sans pourtant rien céder sur le fond. En réalité, Marine Le Pen fait du "en même temps". Une façon pour elle, non pas de dépasser le clivage droite-gauche, pour proposer une alternative à l'"ancien monde", comme Emmanuel Macron en 2017. Mais de n'être nulle part. Et donc inattaquable. Cette évolution ne doit pas être sous-estimée. Elle représente une tendance-clé de la communication politique contemporaine.
"C'est une stratégie de pouvoir qui consiste à maintenir toute opposition dans un état de confusion constant, dans un mouvement qui change constamment de forme et qui est inarrêtable, puisqu'il est indéfinissable." Cette définition du journaliste anglais Peter Pomerantsev s'applique parfaitement à la posture de Marine Le Pen, en 2022. Sauf que l'auteur ne décrit pas la situation française. Mais la communication politique... en Russie. Le pays où cette "politique de la confusion" a été poussée le plus loin, jusqu'à en devenir le laboratoire mondial, sous l'impulsion d'un communicant, romancier à succès et auteur de chansons de rock gothique pour le groupe Agatha Christie : Vladislav Surkov. L'ancien spin doctor de Vladimir Poutine. Celui qui a "fait" son image. Depuis tombé en disgrâce, il viendrait d'être placé en résidence surveillée. Victime de la purge en cours au Kremlin.
Vladislav Surkov est au coeur du roman "Le Mage du Kremlin", qui paraît ces jours-ci chez Gallimard, écrit en français par l'ancien spin doctor du premier ministre italien Matteo Renzi, Giuliano Da Empoli. Au terme, comme il me l'a confié autour d'un café parisien, d'une "longue enquête", l'auteur a mis à jour une logique dans laquelle la confusion n'est pas un accident ni une erreur, mais un but en soi. La confusion n'est pas non plus une étape dans un parcours politique. Elle en constitue la destination. Elle n'est pas un état de fait. Mais une intention. Dit autrement : la confusion est un système de pouvoir.
Poussant la logique jusqu'au bout, Vladislav Surkov a créé, de toutes pièces, des groupes extrémistes, de tendances radicalement opposées, qu'il a ensuite lancés l'un contre l'autre. Le modèle a fonctionné en Russie. Avant d'être exporté à l'étranger. Depuis son "laboratoire" de Saint Petersbourg - la célèbre Internet Research Agency - il a, par exemple, poussé à la fois des groupes extrémistes de la mouvance Black Lives Matter et des suprémacistes blancs sur les réseaux sociaux. Le but est d'hystériser le débat, jusqu'à le rendre illisible. C'est la théorie du "fil de fer" que décrit très bien Giuliano Da Empoli : pour détruire un fil de fer, il faut et il suffit de le tordre "en même temps" dans deux directions opposées.
En France, le "en même temps" qui est pratiqué dans cette campagne 2022 par Marine Le Pen, n'a pas le même sens ni la même portée qu'en Russie. Mais il relève, au fond, de la même logique. S'appuyant sur des phénomènes réels, présents au sein de la société - le dégagisme, la colère contre les politiques ou la fatigue démocratique -, toute l'habileté de cette nouvelle confusion politique est, précisément, de ne pas se présenter comme une confusion. Mais comme une alternative. Ou un dépassement politique. En résumé, comme un objet désirable.
Quel est le risque associé à une absence de débat au premier tour, couplé à un non-choix au deuxième tour et à une stratégie de la confusion ? On doit repenser au magnifique discours d'admission de François Sureau à l'Académie Française: "La liberté, c’est être révolté, blessé, au moins surpris, par les opinions contraires. (...) En un siècle d’histoire constitutionnelle, nous aurons vu se succéder le système des partis, le système de l’État, le système du néant". Le risque pour notre démocratie, c'est de disparaître.
#BLOC-NOTES
Piège de cristal
Dans ma classe à Sciences Po, un étudiant a planché sur "La communication politique des pays face au COVID-19". Avec mon collègue Nicolas Baygert, nous avons retenu trois grands types de communication face à la pandémie : la communication totalitaire (mesures spectaculaires comme la création de "1000 lits d'hôpitaux en 10 jours", absence d'empathie, présence policière massive) ; la communication populiste (déni de l'épidémie et pensée magique, absence d'empathie, priorité du politique sur le sanitaire) ; la communication horizontale (priorité du sanitaire sur le politique, empathie, mesures fermes mais graduées). Dans le premier groupe, on trouve, sans surprise, la Chine. Dans le second, les Etats-Unis, le Brésil ou la Russie. Dans le troisième, la Nouvelle-Zélande, l'Australie, l'Italie ou l'Allemagne. Nombre de pays, comme la France ou la Grande-Bretagne, balancent entre communication populiste et horizontale. La plus grande interrogation, concernant la France, est son incapacité à adopter - alors que nous disposons d'un système médical remarquable - des mesures sanitaires de long terme. Comme des filtres HEPA dans les transports et les lieux publics, la généralisation des capteurs de CO2, ou la recommandation du port de masques FPP2.
N'oublions pas l'Ukraine !
La lettre Entourages, de Fabrice Pozzoli-Montenay, revient sur l'élan de solidarité des municipalités françaises, qui se mobilisent en masse pour l'Ukraine, pour acheminer de l'aide ou accueillir des réfugiés : "Nous avons des appels de citoyens qui proposent d'héberger des enfants réfugiés, ou qui demandent ce qu'il faut apporter pour la collecte de dons.”
Les églises orthodoxes de tradition russe se mobilisent pour l'Ukraine. En particulier, en France. Elles organisent des dons et appellent "à intervenir fermement auprès des autorités politiques de la Russie pour cesser immédiatement cette guerre qui est un péché grave devant Dieu. Nous invitons les fidèles de nos paroisses et de nos communautés à redoubler de ferveur et de prière pour que cesse cette infâme guerre fratricide."
Le livre de la semaine
Un grand coup de coeur cette semaine pour la BD de Davet, Lhomme et Van Hove sur "L'obsession du pouvoir", qui raconte les coulisses de leurs enquêtes, ainsi que leurs rencontres avec trois chefs d'Etat : Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron. François Hollande accepte de voir régulièrement Davet et Lhomme dans l'espoir d'instrumentaliser leurs entretiens - qui donneront lieu au livre "Un Président ne devrait pas dire ça" -, pour lancer sa campagne de 2017. Ironie ou cruauté de l'histoire, ce sont précisément ces confidences qui l'empêcheront de se représenter. On apprend aussi qu'il croyait dur comme fer à l'ancrage d'Emmanuel Macron à gauche, ainsi qu'à sa fidélité. François Hollande et les illusions perdues.
Brillantissime Marina Rollman, qui décrypte la "Démocratie à la française" et sa dérive de plus en plus clairement monarchiste. "A quoi sert d'avoir coupé la tête de Louis XVI et de Marie-Antoinette, si c'est pour jouer à la dînette dans leurs meubles, 2 siècles plus tard ?". Et si, comme tous nos voisins européens, on revenait à un régime parlementaire et collégial ? C'est l'analyse de Marina Rollman et c'est aussi la position que j'ai défendue sur RMC cette semaine.
Le dessin de la semaine - par l'excellent KAK pour l'Opinion - illustre l'une de mes convictions profondes : les candidats qui sont parvenus au deuxième tour de l'élection présidentielle sont ceux qui sont partis en campagne le plus tôt. Et ont eu le temps de travailler leur image. On en reparlera !
N'hésitez pas à m'envoyer vos coups de coeur, vos coups de gueule, vos réactions et vos analyses à l'adresse dirtypolitics.hebdo@gmail.com Votre courrier est important !
Bonne semaine à tous !