DIRTY POLITICS - Issue #3
DIRTY POLITICS #3
Zemmour, premier candidat dystopique ?
Quel est le point commun entre Eric Zemmour et Squid Games ? On a la réponse en regardant l'excellentissime documentaire sur YouTube du collectif Parasocial Studies consacré au succès de la série sud-coréenne, qui est aussi la plus populaire de l'histoire de Netflix. Netflix met en avant ses propres chiffres d'audience, rigoureusement invérifiables, pour provoquer un "FOMO", un "Fear Of Missing Out", c'est-à-dire littéralement une "peur de passer à côté" d'un phénomène culturel de masse. Notre amour pour les bulles individuelles se double d'un désir profond de "rechercher du commun", comme le dirait le politologue Stéphane Rozès. Le tout étant de savoir si ce "commun" part d'une aspiration réelle, ou s'il a été fabriqué de toutes pièces pour nous. Dans une logique marketing. C'est la question posée par toute campagne électorale. Mais ce n'est pas le plus intéressant.
Le plus intéressant, c'est de réaliser que, depuis des décennies - le documentaire date ce phénomène de l'an 2000 avec le succès du film japonais "Battle Royale" - l'un des traits dominants de notre culture est la dystopie. Films, romans, essais, séries, jeux vidéos... Nous sommes inondés, en permanence, d'une vision dystopique de la réalité, qui est devenue largement majoritaire. La vision idéaliste de la politique portée par The West Wing a été supplantée par le cynisme absolu de House of cards. Squid Games, comme les films Hunger Games ou The Maze Runner, ou même Koh Lanta, impose la vision d'un monde où un pouvoir manipulateur et cruel réduit l'individu à sa survie. Sans aucune logique apparente. Et avec pour seul prix, de l'argent. Quel rapport avec Zemmour ? Si notre vision du monde est dystopique... N'en vient-on pas à désirer un candidat dystopique ?
"Un autre postulat que Trump a brisé, explique l'excellent spécialiste des médias Jay Rosen dans son interview à Hypernews, c’est qu’on pensait auparavant qu’une couverture médiatique négative desservait les candidats. Par conséquent, les politiciens essaieraient d'éviter cela s'ils le pouvaient. Mais cela ne fonctionne pas ainsi pour Trump. Une couverture médiatique négative ajoute en fait du carburant à son mouvement. C’est donc un problème non seulement pour les journalistes, mais aussi pour les observateurs critiques qui demandent constamment une couverture toujours plus critique, n'est-ce pas ?" Autrement dit: le négatif renforce le négatif.
L'affrontement entre Emmanuel Macron, qui a joué sur un registre volontairement publicitaire et apaisé, sur TF1 - ce que j'ai appelé "Faire Ambition Intime sans Karine Lemarchand" - et Eric Zemmour, qui a poursuivi sur sa ligne anxiogène dans "Face à Baba", sur C8, peut donc se lire d'une autre façon. Comme l'affrontement entre une dystopie et une utopie qui se veut en partie déjà réalisée - celle du "nouveau monde" - mais qui nous demande "5 ans de +". Si l'Elysée a été fortement critiqué, son choix d'une contre-programmation "positive" face au récit apocalyptique de Zemmour suit donc une vraie logique. Cette logique est-elle efficace ?
Que ferais-tu à notre place ?
"Tu critiques notre com' sur la COVID-19, mais que ferais-tu à notre place ?". C'est une conversation que j'ai eue cette semaine avec un conseiller LREM. Le premier manque, lui ai-je répondu, c'est l'exemplarité des élus. Quand Jean Castex annonce en public qu'il est cas contact, devant François Bayrou sans masque... Ou quand le même Jean Castex est positif au COVID-19 après avoir serré des mains et fait des bises au congrès annuel des maires de France, sans masque, dans un espace clos... L'image est désastreuse. Et elle a des conséquences. Mais il existe beaucoup d'autres pistes. D'abord, on doit montrer les victimes. Les morts, et leurs familles, doivent avoir un visage. Sur Twitter, on a eu cet échange avec le fondateur d'Act-Up Didier Lestrade.
Sur BFMTV, cette vidéo d'un ancien antivax de 48 ans, sous assistance respiratoire, qui lance un appel à la vaccination, est plus puissant que n'importe quel discours.
Cette vidéo tirée d'un reportage diffusé sur France 5 se suffit également à elle-même. Les vidéos de reportage télé pourraient tout à fait - urgence sanitaire oblige - être utilisées et "poussées" par le gouvernement sur les réseaux sociaux. Au besoin en encourageant la création d'une fondation, reconnue d'utilité publique, et cofinancée par le secteur privé, pour porter le message. C'est une cause commune.
On peut aussi parodier les codes des antivax, comme dans cette brillantissime vidéo du canadien Stewart Reynolds.
On peut enfin, et tout simplement, faire un clip de promotion de la vaccination des enfants, et le faire diffuser par le premier ministre. Comme en Espagne, qui est à la pointe de la com' depuis le début de la crise. C'est un véritable pays modèle en la matière, en Europe. Les clips sont de la compétence du gouvernement et ne dépendent que d'un seul facteur... sa volonté politique !
Double détente
Avec 3,8 millions de téléspectateurs, Emmanuel Macron réalise, note cruellement Le Parisien: "Un score décevant, inférieur à la finale de Koh-Lanta la veille. Mais mieux que la série américaine New Amsterdam". On est bien peu de choses. Le journaliste Vincent Glad nous rappelle, cependant, que c'est une opération à "double détente": l'Elysée occupe l'antenne sur TF1 en prime time le soir, et envoie l'ensemble des ministres dans les matinales radio et télé le lendemain matin. Une campagne peut en cacher une autre.
L'audience fait-elle le vote ?
Jean-Luc Mélenchon a lancé #ALLOMELENCHON, son nouveau format vidéo sur Twitch, diffusé en simultané et en audio sur Twitter Spaces, où il s'est félicité que son compte TikTok (832 000 abonnés) dépasse désormais en nombre d'abonnés son compte YouTube (616 000). Sur TikTok, il explique notamment pourquoi il a porté le catogan pendant le premier confinement. A réserver aux fans et aux coiffeurs. La tendance "quantitativiste" de la compol française - qui consiste à se féliciter de faire de gros chiffres d'audience -, est nettement dominante. Sans, toutefois, que l'on s'interroge sur... la qualité. L'audience fait-elle le vote ? C'est l'une des questions-clés du scrutin de 2022. En privé, un conseiller LREM répète à qui veut l'entendre que: "Omicron est une bénédiction pour Macron. Il va pouvoir être à la télévision constamment, avec des audiences record, sans être candidat". On passera sur le cynisme accablant de cette analyse. Mais a-t-il raison ? Pas sûr. Car l'opposition, de droite comme de gauche, s'empare - enfin - du sanitaire. Comme en témoigne cette attaque de Yannick Jadot contre Jean-Michel Blanquer: "Le ministre Jean-Michel Blanquer participe de la propagation du virus à l'école".
Zemmour pour les Nuls
De son côté, Eric Zemmour a lancé un moteur de recherche dédié à ses propres vidéos et baptisé - clin d'oeil à la "Manif pour tous", elle-même détournement du "Mariage pour tous" - "Zemmour pour tous". "Zemmour pour les Nuls" aurait été plus drôle. Mais aussi, probablement plus risqué. Comment cela fonctionne-t-il ? On recherche un terme - au hasard, ici, "Marx".
Et le moteur renvoie aux vidéos où le candidat cite Marx. La vidéo démarre à l'endroit précis de la citation. Ce système a déjà été vu dans d'autres campagnes, en particulier aux Etats-Unis. Mais il fait toujours son effet.
François d'Estais, un collègue de chez Havas, qualifie ce système "d'outil incroyablement puissant". Il explique: "Ce n’est pas un hasard si la campagne d’Éric Zemmour a choisi de miser autant sur sa chaîne YouTube, qui comptabilise déjà nettement plus d’abonnés qu’Emmanuel Macron". Soit 331 000 abonnés, contre 232 000. YouTube est aussi, rappelons-le, un moteur de recherche en soi, le deuxième plus puissant derrière Google.
L'arme secrète de Zemmour
Pourquoi cet outil est-il "incroyablement puissant" ? C'est Valerio Motta, ancien Directeur de la communication du PS et président de l'agence digitale Nemo Claudit, qui l'explique le mieux dans un thread: "Depuis 2002 en France, c'est le candidat qui construit la plus grosse base de données dans la période précédant l'élection qui l'emporte (...) La mère de toutes les batailles pour l'audience, c'est le contenu, aujourd'hui particulièrement le contenu vidéo, favorisé par les algorithmes (...) nourrir le monstre et alimenter cet écosystème est un aspirateur à moyens énormes (...) Imaginons un candidat qui bénéficierait de la bienveillance d'un groupe médiatique, lui permettant d'avoir antenne ouverte sur une chaîne de TV, à hauteur de 5h/semaine sur une quarantaine de semaines/an (...) Cela fait un coût de production annuel d'environ 1,5M€. Pour des vidéos (...) qui alimenteront la machine à contenus de sa stratégie. Cette seule somme correspond à un budget annuel environ deux fois supérieur aux budgets de communication cumulés du PS et de LFI". Cette incroyable profusion d'images, signe d'un ancrage ancien dans la pop culture, était aussi l'un des atouts de la candidature Trump, aux Etats-Unis.
N'oubliez pas les convaincus
Sur France Culture, François D'Estais voit une deuxième utilité à "Zemmour pour tous": "Ce moteur est un outil précieux pour les militants, ceux qui sont déjà convaincus. Ils peuvent utiliser cette ressource notamment dans le cadre de ripostes numériques. En un clic, ils sont capables de retrouver le bon extrait pour faire mouche sur les réseaux sociaux. Ou peuvent le transmettre à d'autres militants via, par exemple, des boucles Whatsapp. Ce moteur de recherches, c’est la garantie de retrouver LA vidéo pour convaincre !" On parlera de l'utilisation de Whatsapp dans les campagnes électorales dans un prochain Dirty Politics.
#BLOC-NOTES
A noter cette semaine...
Un patron de presse, plutôt classé à la droite de la droite, me confie qu'il était "à 100% pour le vaccin", mais que comme le vaccin n'est pas "à 100% efficace", il est déçu. Il est donc devenu "antipass". C'est une constante depuis le début de la crise: on cherche "le" remède magique. Le problème, c'est qu'il n'existe pas. Le vaccin diminue les risques, mais les filtres HEPA, les capteurs de CO2, la sécurisation des TGVs et le port du masque en espaces clos, sont tout aussi indispensables. Comme le dit un ami médecin: "La prévention, ça s'additionne".
Jean-Louis Debré et Patrick Sébastien font le même constat, mais n'en tirent pas du tout la même conclusion. "Les politiques nous ont poussés dehors les artistes, ils nous ont pris notre place", constate amèrement Patrick Sébastien, qui aimerait plutôt qu'ils proposent des "solutions". Jean-Louis Debré est d'accord sur le constat: "La politique est devenue un métier du spectacle". Mais il le vit très bien ! "Je joue au théâtre, je ferai peut-être du cinéma, j’écris des livres, quel bonheur !". Il est à l'affiche de "Ces femmes qui ont réveillé la France !" au Théâtre de la Gaieté Montparnasse. C'est au moins une "solution" pour lui.
Le 9 février 2022 sort en salles "La Disparition", un documentaire sur la fin du PS, où le dessinateur Mathieu Sapin joue au détective... J'ai réussi à capturer cette planche inédite de Mathieu, qui présente le projet.
Christiane Taubira ou la gauche de Schrödinger. Elle est Antisystème... ou non, antivax... ou non, modérée... ou non, future candidate... ou non. Dov Alfon la qualifie donc de "première candidate quantique à la présidentielle" dans Libé.
"Les divergences entre Jean-Luc Mélenchon et Yannick Jadot ou Anne Hidalgo sont réelles sur certains points clé, notamment les questions régaliennes et la conception de la laïcité. De ce point de vue, une union paraît difficilement envisageable. Mais si l'on observe les valeurs des électeurs socialistes et écologistes, les convergences paraissent plus nombreuses que les divergences. Comme souvent, c'est moins les divisions des électeurs que les ego des candidats qui font obstacle à une union". L'analyse, impitoyable comme toujours, de Chloé Morin dans Le Figaro. Chloé - qui rivalise avec Amélie Nothomb en productivité - sort un nouveau livre, "On a les politiques qu'on mérite", chez Fayard en janvier.
Dirty Politics décerne deux prix de l'humour politique cette semaine ! Le premier à Aurélie Casse, ma camarade de POLONEWS sur BFMTV. Le second à Raphaël Bloch, de l'Express. Pour deux tweets absolument magnifiques.
Très bonne semaine à tous !