“J’assume”. C’est la phrase qui résume le mieux la communication politique des années 2020. D’abord par le “je” qui s’impose chez tous les acteurs, du premier ministre Gabriel Attal dans sa déclaration de politique générale à la députée européenne Valérie Hayer, choisie comme tête de liste par Emmanuel Macron pour les élections européennes, dans ses interviews.
La nouvelle règle du “je” est d’affirmer l’existence d’un sujet politique, au moment même où ce sujet est en train de disparaître. Car comme un graffiti sur un mur, le “je” de la classe politique française semble, en effet, promis à l’effacement. Dans les faits, la centralisation n’a jamais été aussi forte. Au sein de la majorité, l’Elysée décide de tout, et dans les moindres détails. La tendance n’est pas près de s’inverser. En particulier en cas de victoire de Marine Le Pen en 2027.
Dans l’opposition, la ligne de Jean-Luc Mélenchon chez LFI n’est pas sérieusement contestée. Et comment le serait-elle ? Il n’existe aucun cadre pour le faire. Au RN, ceux qui essaient de dresser un mur entre Marine Le Pen et Jordan Bardella se heurtent à la même difficulté. La disparition de la démocratie interne dans les partis politiques français ne suscite, et il faut le noter, aucun émoi. Le “je”, le vrai, est devenu celui de l’ordre. Du chef qui impose. Le “je” du désordre, celui de la démocratie, n’est plus le bienvenu. Il est, bien vite, remis à sa place.
Le “je” est tout autant menacé par l’émergence du complotisme comme force politique. Quelle crédibilité accorder au sujet politique, si tout est manipulation, décidée ailleurs et dans l’ombre ?
Le verbe “assumer” dans “J’assume” constitue, de son côté, une arme. Sa banalisation, d’Emmanuel Macron à Marine Le Pen, en passant par Jean-Luc Mélenchon, devrait également nous interpeller. Le Président de la République “assume” de passer de la démission automatique des ministres mis en examen à leur nomination au gouvernement. Marine Le Pen “assume” l’héritage du Front National. Jean-Luc Mélenchon “assume” d’être “populiste”. Assumer, c’est paradoxalement s’exonérer de toute responsabilité. C’est clore le débat. Le journaliste Frédéric Says en faisait le constat dès 2017 sur France Culture :
"J'assume" : c'est devenu, en politique, la réponse à tout propos, de la plus petite polémique à l'affaire d’État. Le verbe assumer est pratique, il vise à clore le débat. Une sorte de "sésame, ferme-toi" adressé à la presse.
Sept ans plus tard, son confrère Thomas Legrand constate dans Libé sa généralisation à l’ensemble du champ politique:
Le “j’assume” bravache coupe court à toute explication et donne, en plus, la valorisante impression de ne pas céder au diktat “des médias” ou des fameux “bien-pensants”. “J’assume” est devenu un barbarisme qui fait passer l’autoritarisme, la démagogie, l’incapacité à négocier et à moderniser la pratique politique pour du courage.
L’autoritarisme prend les habits du courage, de la transgression, de la modernité et de l’avenir. C’est un résumé de notre époque politique. Le vrai courage va consister à en sortir. Plus nous attendons, plus le prix à payer sera élevé.
“Pour Jean-Luc Mélenchon, la démocratie est un moyen, mais pas une fin”, avait très justement analysé la sénatrice Laurence Rossignol, au sujet de son ancien collègue. Si la démocratie cesse d’être une fin, n’est-ce pas la fin de la démocratie ?
Vous êtes 1200 à vous être abonné.e.s à Dirty Politics ! Merci à chacun.e d’entre vous ! Vous êtes aussi près de 35 000 à avoir visionné le débat sur “L’influence russe et chinoise dans le débat politique français” et près de 10 000 celui sur “Comment vivre (sans déni) avec le COVID ?”. Ces deux débats ont été réalisés à Sciences Po avec le chercheur Emiliano Grossman, qui en dirige par ailleurs le Centre de données socio-politiques (CDSP), et avec l’aide des équipes de l’Ecole des Affaires Publiques, où j’enseigne. Je les en remercie.
Voici un texte important écrit par mon collègue et ami, le docteur en communication politique Nicolas Baygert, exerçant à Bruxelles, sur la communication d’Emmanuel Macron. Je le remercie de me l’avoir confié et je vous le confie à mon tour. La communication peut-elle remplacer l’action politique ?
Macron face au piège habermassien
Par Nicolas Baygert
Avant son dialogue improvisé avec les syndicats au Salon de l’Agriculture, le Président Macron s'était déjà illustré dans des discours-marathons, brandissant la démocratie délibérative en étendard.
Mais la Macronie conçoit l'art dialogique comme une prouesse solitaire, un monologue performatif – une performance, qui pour l’observateur extérieur, rivalise par moment avec l’IA.
Derrière ce paravent présidentiel à l’immobilisme gouvernemental, cycliquement déployé, on retrouve les invariants de l’”agir communicationnel” du théoricien de la démocratie et penseur de l’éthique de la discussion Jürgen Habermas, tel que définis par ce dernier :
Par “agir communicationnel”, je n’entends pas d’abord l’acte de parole en lui-même, mais l’interaction sociale qui permet, au moyen d’une expression langagière employée à des fins d’entente, de coordonner les intentions de ceux qui participent à une action.
Jürgen Habermas lors d’une rencontre à Berlin en mars 2017 avait, d’ailleurs, dit tout le bien qu’il pensait du candidat d’En Marche.
Les travaux d’Habermas affirment que la raison comporte une fonction communicationnelle. Un consensus est atteignable, à condition de débattre de façon rationnelle et argumentée. La raison communicationnelle permettrait, ainsi, de sortir de l’impasse, et « sans dramatiser ».
Pour Emmanuel Macron, l’objectif de ses prises de paroles, manches retroussées, est de désamorcer la dimension agonistique du discours en délimitant au préalable un cadre dialogique stérilisé, et prédisposé à la victoire argumentative d’un Président, par ailleurs rompu à l’exercice. Comme Habermas, Macron croit à la “raison communicationnelle” et donc, à la prétention d’imposer les règles d’entente à l’ensemble des parties prenantes conviées à l’échange. Parmi celles-ci, l’obligation de disposer d’une “culture libérale commune”.
Mais au salon de l'agriculture, le Président, habitué à départager entre opinions “raisonnables” et déraisonnables, se trouva embourbé dans un projet de discussion schizophrénique, entre militants écologistes et agriculteurs. L’hybris macronien titilla pour de bon les nerfs sensibles des acteurs de la ruralité, en invitant notamment l'association Les Soulèvements de la Terre, naguère épinglée par son ministre de l’intérieur comme mouvement “écoterroriste”.
Démenti présidentiel, ou marche arrière, Emmanuel Macron ne fut cette fois-ci pas en mesure d’imposer son identité socio-discursive persuasive. L’horizon d’une délibération rationnelle parut soudainement bien lointain.
Le président apprend peut-être à ses dépens les écueils d’un idéal habermassien, présenté comme échange dépassionné, désencombré de tout arrimage sensible au réel.
Seul dans un ring sécurisé et de la paillasse au pieds, le Président joua dans un mauvais remake des Grands Débats de janvier 2019, alors au centre d’un parterre de maires dociles – une performance médiagénique, inscrite dans la longue liste des contrefeux élyséens, déclenchée face à l’ire des Gilets Jaunes.
Manœuvre politique destinée à “calmer le jeu” et désormais défraîchie, la succession des Grands Débats servant à réintégrer des mobilisations citoyennes dans l’agora institutionnelle, par un exercice de délibération balisé, ont perdu leur effet de sidération initial. Ce simulacre participatif ne convainquant plus personne, la prétention à persuader par une raison communicationnelle mono-incarnée se heurte au mur de la colère.
Aussi, confronté à l’opprobre rurale, le Président, fielleux, vitupéra dans un style étonnamment relâché, contrevenant ainsi aux sacro-saintes règles de fonctionnement de cette “démocratie des vieux messieurs” — résolument hors-sol — jadis théorisée par le philosophe allemand.
Rappelons toutefois, en conclusion, que pour Habermas : “Les actes de parole n’acquièrent la force de coordonner les actions qu’à travers les bonnes raisons que le locuteur peut offrir en vue de “provisionner”, pour ainsi dire, la prétention à la validité qui est émise avec l’acte de parole.”
"La question: à Auschwitz,dis moi, où était Dieu ? La réponse: où était l'homme ?" (William Styron)
J’ai demandé à mon IA préférée d’imaginer une série Netflix dérivée du film “Le Conformiste” de Bernardo Bertolucci - un homme banal qui finit par devenir un rouage du régime fasciste, dans un mélange de passivité et d’hostilité, qui est tout à la fois le fruit de son histoire intime et le produit de son époque. Brillant. La faute d’orthographe est aussi artificielle que l’image. J’ai eu la chance d’être invité cette semaine à l’avant-première de la toute nouvelle série du créateur de Baron Noir, Eric Benzekri. La série s’appelle La Fièvre et sort le 18 mars sur Canal+. A voir ! Je vous la recommande vraiment. J’en reparlerai ici.
Bonne semaine à tous !