Jean-Luc Mélenchon, la gauche et le piège populiste
DIRTY POLITICS #31 - La Newsletter hebdo de Philippe Moreau Chevrolet
Quelle est la stratégie de Jean-Luc Mélenchon ? On me pose souvent la question en ce moment. Il est facile de réduire LFI à de l’”agit prop” permanente. Ou de s’arrêter à l’une ou l’autre des pièces du puzzle. Comme son incapacité à qualifier le Hamas de “terroriste”, son flirt avec le mouvement antivax et les courants pro-Russes, sa gestion purement victimaire des affaires Quatennens et Chikirou, qui appelaient pourtant des réactions fortes et claires, ou encore sa stratégie parlementaire illisible.
Le contexte lui-même ne facilite pas la compréhension. Pourquoi Emmanuel Macron a-t-il choisi, d’une façon constante depuis le second tour des élections législatives de 2022, de désigner LFI comme son principal adversaire ? Au point que le “front républicain” a parfois donné l’impression de se déplacer et de se retourner contre la “gauche de la gauche”, écologistes - ou plutôt “écoterroristes” - compris ?
Pour voir le puzzle en entier, pour tenter de comprendre les stratégies des différents acteurs, il faut faire un pas de recul. J’ai donc appelé un ami, le chercheur Charles Devellennes, de l’Université de Kent, aux côtés duquel j’avais donné une conférence à Bruxelles, à l’occasion de la sortie de son livre “The Macron Regime”en février dernier. Je trouve son explication passionnante. Je vous la livre.
DIRTY POLITICS - Comment comprends-tu la stratégie actuelle de Jean-Luc Mélenchon ?
CHARLES DEVELLENNES - C’est la confirmation du tableau que nous avions après les élections de 2017 et de 2022, avec l’implantation de trois grands blocs, d’un point de vue électoral, mais aussi politique. Un bloc de gauche, derrière Jean-Luc Mélenchon, un bloc d’extrême-droite, avec Marine Le Pen en tête, et un bloc technocratique du centre, emmené par Emmanuel Macron. Chacun de ces blocs obéit à une logique populiste, avec respectivement un populisme de gauche, un populisme d’extrême-droite et un “technopopulisme”. Le “technopopulisme”, c’est au fond une technocratie messianique, qui prétend sauver le monde, et résoudre tous vos problèmes. C’est la technocratie version Macron. Même s’il peut y avoir des alliances de circonstance, chaque bloc est en lutte radicale contre les deux autres.
DIRTY POLITICS - En quoi Jean-Luc Mélenchon a-t-il adopté une stratégie populiste ?
CHARLES DEVELLENNES - Jean-Luc Mélenchon suit, d’une manière tout à fait assumée, l’enseignement de la philosophe belge Chantal Mouffe, et de son mari Ernesto Laclau, sur le populisme de gauche. Sa théorie, que l’on retrouve dans de très nombreux écrits de Jean-Luc Mélenchon, repose sur la “stratégie de la conflictualité”. Inspirée du théoricien allemand et proche du parti nazi Carl Schmitt, Chantal Mouffe postule que le conflit est consubstantiel à la politique. D’après elle, il faut en finir avec l’obsession du consensus, qui tuerait lentement nos démocraties. Nous serions entrés dans l’air de la “post-politique” où les clivages traditionnels ne seraient plus opérants. Quand on l’attaque sur sa proximité de pensée avec Carl Schmitt, Chantal Mouffe explique qu’on ne choisit pas les intellectuels qui vous inspirent en fonction de leurs “qualités morales” mais plutôt de leurs “qualités théoriques”. Par ailleurs, elle n’emploie pas les mots “amis” et “ennemis”, contrairement à Carl Schmitt. Elle préfère le mot “antagonisme”. Elle a inspiré une grande partie de la gauche radicale européenne, de Podemos à Syriza.
DIRTY POLITICS - En soi, prôner le conflit en politique ne semble pas nouveau. Après tout, la démocratie, c’est le conflit. En quoi cette théorie change-t-elle vraiment le jeu ?
CHARLES DEVELLENNES - Chantal Mouffe explique que si les antagonismes sont indispensables dans une société, on se doit donc de les exacerber, en jouant sur l’émotion. Son raisonnement est que, pour prendre le pouvoir, les politiciens ne doivent plus essayer de représenter les intérêts de leurs électeurs, d’une manière rationnelle. Ils doivent faire le maximum de buzz et parler directement au “peuple” par le biais des émotions. L’idée est qu’on ne peut absolument pas convaincre ses adversaires par un moyen rationnel. Donc, il faut miser sur l’émotionnel.
Il y a un grand malentendu avec LFI. LFI n’est pas dans une conquête du pouvoir classique. Elle ne construit pas une notoriété et une crédibilité, pour finalement rassembler une majorité derrière un projet. On a bien vu, d’ailleurs, en 2022 à quel point ce modèle était fatigué. Jean-Luc Mélenchon joue à fond l’antagonisme avec les deux autres blocs. Son but est de passer le premier tour. Puis de jouer une confrontation avec Marine Le Pen. En espérant l’emporter sur une base, là encore, émotionnelle.
DIRTY POLITICS - Pour passer le premier tour, LFI donne l’impression de vouloir capitaliser sur la colère de “poches d’électorat” chauffées à blanc - antivax, pro-Russes, pro-Hamas. Est-ce exact ?
CHARLES DEVELLENNES - Oui ! Jean-Luc Mélenchon suit cette logique au moins depuis le référendum de 2005. A partir de cette date, il bascule dans l’antagonisme. Et il commence à broder sur des thèmes antisémites. Il fait des “technocrates de Bruxelles” ses ennemis, avec les banquiers et les élites financières.
Son électorat, ou en tous cas une fraction de son électorat, est d’accord avec l’idée qu’il existe une conspiration mondiale, que la finance contrôle tout, et au fond qu’une partie de la population est davantage coupable de cette situation que les autres. On ne mentionne jamais les juifs, mais c’est un sous-texte que certains de ses soutiens lisent parfaitement.
DIRTY POLITICS - Peut-on parler d’un antisémitisme subliminal ? Un peu comme celui qu’utilisait Jean-Marie Le Pen dans ses discours ou ses “dérapages” ?
CHARLES DEVELLENNES - On peut les comparer, mais ce n’est pas exactement la même chose. Jean-Luc Mélenchon joue avec la limite.
Concernant Israël, son analyse est en ligne avec ce qu’il a toujours dit. C’est un récit émotionnel, qui met en scène un Etat oppresseur et un peuple en lutte, qui doit être soutenu.
On remarque simplement qu’il maintient ce discours, alors même que les actes commis par Hamas le 7 octobre sont insoutenables. Il est difficile d’être de gauche et de soutenir un mouvement qui viole et assassine des civils, qui les prend en otage, dans une opération planifiée qui, pour beaucoup de juifs et à juste titre, rappelle la Shoah par balles. Comment peut-on être de gauche et justifier ça ?
Il essaie de faire appel à un électorat qui soutient les Palestiniens aujourd’hui, et chez qui ces propos ont une résonance, mais sans toutefois aller jusqu’à être explicite.
DIRTY POLITICS - On a reproché à Jean-Luc Mélenchon d’avoir maintenu sa proximité avec l’ancien leader travailliste Jérémy Corbyn, lui-même accusé de complaisance envers l’antisémitisme. Faut-il y voir une parenté ?
CHARLES DEVELLENNES - Ce qu’il faut comprendre, c’est que les trois populismes que l’on observe en France sont présents un peu partout en Europe. Ces blocs essaient d’apprendre les uns des autres, en fonction de leur parenté idéologique. On observe une collaboration entre blocs similaires de pays différents. Mais sans aller jusqu’à un internationalisme.
Jeremy Corbyn a perdu le contrôle sur l’antisémitisme dans les rangs du Parti Travailliste, précisément sur la question palestinienne. Lui-même est allé jusqu’à qualifier d’”amis” des membres de Hamas et du Hezbollah, ce qu’il a regretté publiquement par la suite.
La différence entre ces deux figures, c’est que Jean-Luc Mélenchon n’a pas de parti. Il n’accepte pas les corps intermédiaires. LFI est un mouvement ad hoc, créé pour gagner des élections. C’est une machine électorale. Jérémy Corbyn, lui, est resté au sein du Parti Travailliste. Et ce sont les élus du parti qui ont fini par se retourner contre lui, à cause notamment des accusations d’antisémitisme. Qui est en mesure de faire cela chez LFI ?
Seul François Ruffin conserve une certaine distance. Mais de mon point de vue, il aura quand même du mal à être choisi par les pro-Mélenchon. L’avenir dira si Ruffin est l’exception qui confirme la règle.
DIRTY POLITICS - Mais où sont passées les campagnes d’antan ? Avec leurs ambitions de rassembler et de rendre la société meilleure ? Si la stratégie de Jean-Luc Mélenchon est d'additionner les colères pour passer le premier tour, on est loin du “Hope” de Barack Obama. D’autres candidats, comme Gérald Darmanin, par exemple, suivent-il la même logique ?
CHARLES DEVELLENNES - Oui je pense que Gérald Darmanin a bien compris et assimilé la logique populiste. Il sait qu’il doit gagner contre les deux blocs opposés et extrêmes qui lui font face, même s’il flirte beaucoup avec le bloc d’extrême-droite. Pour cela, il a compris qu’il fallait une composante émotionnelle. Il se pose, donc, comme le candidat de la sécurité, pro-policier, en antagonisme complet avec le bloc de Jean-Luc Mélenchon.
Face à Marine Le Pen, il pourra se poser en vrai “dur”, en chef qui peut réduire les problèmes sécuritaires de la France, face à une opposante politique qui n’a pas fait ses preuves.
Pour autant, est-ce qu’il arrivera à convaincre les libéraux de son propre “bloc” ? Ceux que Macron a absorbés, dont des anciens PS ? C’est une vraie question.
DIRTY POLITICS - Quel sera l’héritage politique d’Emmanuel Macron ?
CHARLES DEVELLENNES - Emmanuel Macron a été le Président de la division de la politique française en trois blocs populistes. C’était le sens de l’Histoire. Comme je l’ai dit, d’autres pays ont basculé dans cette configuration, comme l’Espagne, la Grèce ou l’Autriche. Ces blocs sont-ils là pour rester ? Si on prend du recul ?
Vous savez, l’Italie est toujours en avance sur nous. Leur Emmanuel Macron à eux s’appelait Silvio Berlusconi. Je sais que je vais choquer en disant cela. Mais le modèle original du “technopopulisme” en Europe, c’était lui. Silvio Berlusconi s’est d’abord présenté comme un bon gestionnaire, comme un homme d’affaires qui pouvait tout gérer. Il était moins une figure d’extrême-droite, comme Donald Trump, qu’une figure de la technocratie. Et il était très charismatique.
Clip de campagne (2008), intitulé “Dieu merci, Silvio est là !” et dont les paroles sont : “Nous sommes les personnes / Qui n'abandonnent jamais / Qui tendent la main / Qui donnent de la force / Président, nous sommes avec vous / Merci pour Silvio / Longue vie à l'Italie / L'Italie qui a choisi / De croire à nouveau / En ce rêve”
Les Italiens étaient attirés par lui. Un commentateur italien a dit un jour cette phrase qui m’a marqué. Il détestait tellement Silvio Berlusconi que, le jour de son arrivée au pouvoir, il a mis une bouteille de Prosecco de côté, pour le jour où il mourrait. Eh bien, le jour où Berlusconi est finalement mort, il l’a bu. Mais il était triste. Parce qu’il était nostalgique.
On aura une nostalgie de Macron plus tard, parce que ce qui viendra après sera probablement pire.
DIRTY POLITICS - Je ne sais pas si on doit se réjouir ou être parfaitement désespérés de cette affirmation. Que penser de la candidature d’Edouard Philippe ?
CHARLES DEVELLENNES - Edouard Philippe n’est pas du tout dans l’émotionnel. Bien sûr, il existe toujours des exceptions, mais il semble très mal parti dans le contexte actuel. Il a du mal avec la rhétorique populiste. Ce n’est pas un “technopopuliste” façon Macron, mais un technocrate. En réalité, il y a un fossé entre deux générations de “technos”.
Une génération a compris mieux que l’autre la réalité de la communication politique aujourd’hui. Elle a, aussi, une vision plus entrepreneuriale du monde, dans laquelle seules les grosses entreprises ont la capacité de vraiment relancer l’économie. Où le salut passe par elles dans la compétition mondiale, le rôle de l’Etat étant de favoriser leur jeu, pour créer un monde dans lequel les entrepreneurs réussissent de mieux en mieux.
DIRTY POLITICS - Peut-on stopper la progression du populisme par la maîtrise des réseaux sociaux. Dit autrement, Thierry Breton, qui s’oppose frontalement à Elon Musk, peut-il sauver nos démocraties ?
CHARLES DEVELLENNES - Non, on ne peut pas arrêter le mouvement vers le populisme. Les réseaux sociaux sont juste un moyen. En réalité, les vieux équilibres ont disparu. C’est cela qui crée une incertitude, dans laquelle le populisme prospère. On peut contrôler de petites choses, à la marge. Mais cela n’arrêtera pas le mouvement. Il faut rappeler qu’il y a déjà eu des vagues populistes, au 19ème et au 20ème siècle.
Par ailleurs, c’est vrai, le populisme s’est toujours bien accommodé des nouvelles technologies. Il a, par exemple, beaucoup prospéré au début de la presse écrite. Mussolini, entre autres très nombreux exemples, a démarré sa carrière comme journaliste.
Et il est indéniable que des pays comme la Russie utilisent les réseaux sociaux pour créer du débat interne dans nos démocraties, par tous les moyens.
DIRTY POLITICS - Oui, les services secrets français pensent par exemple, et c’est absolument sérieux, que les services de renseignements russes ont alimenté la panique française sur les punaises de lit. A la fois pour incriminer les Ukrainiens dans leur dissémination, ce qui était trop absurde pour fonctionner, et pour salir l’image de la France. Ce qui a, en revanche, très bien marché.
CHARLES DEVELLENNES - Il est indéniable que les services de renseignement étrangers utilisent nos désaccords contre nous-mêmes. Nous faisons la même chose chez eux. La différence étant que les démocraties, avec leur liberté d’expression, sont beaucoup plus vulnérables.
La politique de 2023 s’apparente plus au MMA qu’à la boxe anglaise. Ce n’est plus un sport de gentleman. Les règles du jeu ont changé. Il faut vraiment bien le comprendre.
DIRTY POLITICS - Un mot optimiste, en conclusion ?
CHARLES DEVELLENNES - Oui ! Réimposer la raison dans le débat politique est possible, même si ce ne sera pas facile.