Ma nuit avec Emmanuel Macron
DIRTY POLITICS #26 - La Newsletter hebdo de Philippe Moreau Chevrolet
C’est un schéma de communication récurrent d’Emmanuel Macron. A vrai dire, c’est toujours la même recette : mettre en scène son dialogue avec telle ou telle composante de la société, sur une durée anormalement longue. Ici, 12 heures avec les chefs des partis politiques français. Une “nuit” de discussion. Une “performance” politique.
Pour comprendre cette démarche, il faut reprendre ces phrases de l’excellent ouvrage “The performance of Politics” de Jeffrey Alexander :
“Pour lutter pour le pouvoir dans une société démocratique, il faut devenir une représentation collective, un vaisseau symbolique rempli de ce que les citoyens ont de plus cher. Plus qu'un simple politicien intelligent, expérimenté et compétent, il faut devenir une expression générale des humeurs et des significations de la vie démocratique de la nation. Pour devenir une telle représentation collective, il faut atteindre un statut symbolique puissant, non seulement auprès de ses partisans immédiats, mais aussi auprès d'autres groupes à l'intérieur et à l'extérieur de la société civile. Les luttes pour le pouvoir projettent des significations et des styles à des publics de citoyens à la fois proches et éloignés (…) La conquête du pouvoir dépend de la création de spectacles qui parviennent à franchir ces prétendus grands fossés.”
Avec 12 heures de “show”, on se situe dans un spectacle politique, dont le but est de développer ou en l’occurrence de défendre l’image du Président. Il n’y a pas et il n’y aura pas d’autre finalité substantielle.
Il est peu probable qu’un référendum soit organisé. On voit mal Emmanuel Macron prendre le risque d’organiser un plébiscite contre sa personne. Un “préférendum” est une hypothèse qui est plus conforme à la logique du Président. Comme le Conseil de Défense, il s’inscrit dans un cadre flou, volontairement gris, et il a le mérite d’être non-contraignant.
Pour aller vite, un “préférendum” est un vote à choix multiples. Chaque choix proposé récolte un certain nombre de voix. Et qu’arrive-t-il au choix qui arrive en tête ? Eh bien… Il arrive en tête. Pour le convertir en loi, il faudra un vote au parlement ou - devinez quoi ? - un référendum.
Avec cette nouvelle “performance”, l’Elysée cherche essentiellement, pour reprendre l’expression candide d’Olivier Véran, à produire "une image qui doit faire plaisir aux Français". Les Français auraient, au sujet des politiques, l’image de "gens qui ne se parlent pas et même se combattent”. Leur dialogue représenterait, donc, un événement positif. Une forme d’incarnation physique d’un “En même temps”, à la portée “historique”.
Plusieurs points étonnants sont à souligner dans cette opération. D’abord, elle est survendue. En réalité, il n’y a pas grand chose d’“historique” dans la démarche. Le Président a déjà reçu les dirigeants des partis politiques, dont Marine Le Pen, à l’Elysée. Il ne s’agit pas davantage d’une “initiative politique d’ampleur”.
La confusion entre une “discussion” et une “action” politique est dans l’ADN d’Emmanuel Macron. La même croyance fondamentale guide, au moins en partie, sa diplomatie. C’est l’un des traits principaux que l’on retiendra de son passage au pouvoir.
Ensuite, l’initiative est à huis clos. L’Elysée a interdit les smartphones et est allé jusqu’à installer un brouilleur, en interdisant l’accès à la presse. L’idée est, manifestement, d’empêcher que le débat se dédouble sur Twitter, les réseaux sociaux et les chaînes info.
Là, la question à se poser est simple : au nom de quoi ce “huis clos”, comme l’appelle Olivier Véran, est-il mis en place ? C’est un dialogue démocratique. La présence des caméras au parlement a, peut-être, eu des effets pervers. Mais elle a constitué une avancée en matière de transparence et d’association des électeurs au processus démocratique. Pourquoi revenir en arrière ?
On s’habitue à ce contrôle et à cette opacité, comme pour les Conseils de défense. Mais a-t-on raison de s’habituer ? Pour comprendre la nature du problème, il faut imaginer Marine Le Pen Présidente.
Par ailleurs, ce “huis clos” produit moins l’impression d’un “grand dialogue” ou d’une “réconciliation” démocratique que celle d’un “entre soi” de politiques discutant et dînant entre eux.
Enfin, au nom de quoi le groupe LIOT a-t-il été écarté ? Et cela ne pose-t-il pas un problème démocratique ? C’est un groupe centriste. Pas un groupe extrémiste. On parle d’une composante tout à fait légitime du parlement. La seule raison pour laquelle ce groupe a été écarté - la seule - est qu’il s’est frontalement opposé au Président de la République. En exerçant un droit fondamental sous la Cinquième République. Là aussi, on s’habitue. Le Président s’habitue à pouvoir l’écarter. Nous nous habituons à ce que le Président puisse l’écarter. Mais a-t-on raison de s’habituer, de part et d’autre ?
Une correspondante ukrainienne m’a récemment demandé ce qui, selon moi, était en jeu dans la guerre entre Kiev et Moscou, au-delà de l’horreur de la guerre elle-même. Je lui ai répondu que, dans ma perception, c’était l’avenir de notre modèle démocratique. Zelensky est un démocrate, en guerre contre une dictature qui prétend annexer son pays, au nom d’un “lebensraum” aussi douteux que tous les “lebensraum”.
La Russie a fait un marché de la déstabilisation des régimes démocratiques, à l’échelle globale. Le simple fait que nous ayons, en France, des partis et des leaders politiques prêts à défendre la Russie dans ces circonstances démontre notre fragilité.
Je suis d’autant inquiet de constater que, au plan domestique, dans le confort démocratique qui est encore le nôtre, nous prenons de mauvaises habitudes.
Peut-être parce que je me souviens de ces mots de François Sureau : “Chaque année depuis un peu plus vingt ans, les plaques tectoniques de notre société politique se déplacent dans une mesure telle que j’ai fini, comme bien d’autres, par me demander si l’amour de la liberté, ou celui de l’État de droit qui vise à le garantir, n’était pas un simple vernis, une référence morte, un propos de fin de banquet”.
Avant de se quitter, je vous recommande la série “The Power” sur Prime Video :
Elle est profondément intelligente, dans son discours sur la liberté et sur nos identités multiples. Brillante !
super intéressant comme d'habitude. J'ai l'impression qu'il manque un étage à la fusée, celle qu'il était parvenu à mettre en place lors de sa première campagne politique : des marcheurs en mouvement qui allaient faire du porte à porte. Si aux US, le mouvement avait réellement créé de l'action continue y compris après l'élection, j'ai l'impression que le lien réel et les actions concrètes ne sont plus du tout (et je ne parle évidemment pas du fond). Où sont les marcheurs en 2023 ?