“Le pouvoir n’use que ceux qui ne l’ont pas”. Cette formule de Giulio Andreotti, l’ancien Président du Conseil italien immortalisé dans Il Divo, de Paolo Sorrentino - l’un des plus beaux films jamais réalisés sur la politique - pourrait servir de devise à beaucoup de présidents français. La question de leur survie est la seule qui compte. Et ils ont la conviction que leurs adversaires s’épuiseront à les attaquer.
Comme Mohammed Ali dans When we were Kings, le documentaire qui relate son combat mythique contre George Foreman, il s’agit de tenir face à un adversaire beaucoup plus puissant, avant de riposter. On est dans les cordes, on encaisse, on le laisse s’épuiser. Puis on bouge, très vite, tout le temps. On l’étourdit. Et on frappe.
“Float like a butterfly, sting like a bee”. C’est, en résumé, la tactique d’Emmanuel Macron. Après 6 ans d’exercice du pouvoir, il est à son plus bas. Mais, comme face aux gilets jaunes, il prend les coups jusqu’à l’extrême limite, avant de saturer l’espace médiatique par des déplacements, tout en multipliant les annonces - la carotte - et les petites phrases - le bâton.
Le fait que notre démocratie mette en scène, à intervalle régulier, un combat singulier entre le Chef de l’Etat et les Français, à coup de saturation de l’espace médiatique, avec une surenchère de moyens, est objectivement préoccupant. De ce point de vue, le très modéré Pierre Rosanvallon a raison de diagnostiquer une crise démocratique profonde.
Mais comme chez ses prédécesseurs, la question du “pourquoi” je gouverne a fini, chez Emmanuel Macron, par céder la place à celle du “comment” je me maintiens au pouvoir.
La question du “pourquoi” a occupé les premiers temps du premier quinquennat. En Marche gouvernait pour renouveler la politique. Pour développer la “start-up nation”. Pour ouvrir la France au monde. Pour “make the planet great again”. Pour les droits des femmes, “grande cause du quinquennat”. Pour rétablir les comptes publics. Comme dans un jeu de bonneteau, le “et droite et gauche” permettait d’être partout à la fois. “Suivez le Président du regard, il est ici, il est là, où est-il ?”.
Le mouvement a toujours été la seule vraie promesse d’Emmanuel Macron. C’est ce qui explique son passage en force sur la réforme des retraites, sa promesse des “cent jours” et son agitation actuelle. Ce ne sont pas ses erreurs ni son isolement ni les crises successives qui le menacent le plus, mais l’immobilité.
Comme le dirait le politologue Stéphane Rozès, auteur de Chaos, essai sur l’imaginaire des peuples, Emmanuel Macron a été utilisé par le pays pour dégager les vieux partis de gouvernement. Maintenant qu’il a joué ce rôle, que le PS et LR sont à terre, qu’allons-nous faire ? Et qu’allons-nous construire, sur ces ruines ? Dans quel cadre institutionnel ?
Allons-nous conserver ce vieux système de la Cinquième République ? Ou passer à un régime parlementaire, plus moderne et plus en phase avec nos voisins européens ? Il faut penser l’après-Macron.
Breakfast at l’Elysée
Un jour, je me suis retrouvé face à un grand conseiller en communication, assis derrière un tout petit bureau. A l’Elysée.
L’idée de mon hôte était de se fondre dans le décor. C’est un principe adopté par beaucoup d’espèces en sursis. Sur cette très petite planète, dont nous étions les seuls occupants, le dialogue s’est engagé.
Le conseiller a commencé par me rappeler ma place dans cet écosystème particulier. “Vous êtes là grâce à…”. Il m’a cité le nom d’un contact commun. Puis il a ouvert son guichet. Un peu comme à la Poste.
Que souhaitais-je ? Mes affaires allaient-elles mal ? N’avais-je pas, au moins, quelque faveur à lui demander ?
Le dramaturge Bernard-Marie Koltès disait que la “seule frontière” qui sépare les hommes est “celle entre l’acheteur et le vendeur”. C’est l’ouverture de sa pièce la plus connue, “Dans la solitude des champs de coton”.
“Si vous marchez dehors, à cette heure et en ce lieu, c’est que vous désirez quelque chose que vous n’avez pas, et cette chose, moi, je peux vous la fournir ; car si je suis à cette place depuis plus longtemps que vous et pour plus longtemps que vous, et que même cette heure qui est celle des rapports sauvages entre les hommes et les animaux ne m’en chasse pas, c’est que j’ai ce qu’il faut pour satisfaire le désir qui passe devant moi, et c’est comme un poids dont il faut que je me débarrasse.”
“Le désir d’un acheteur est la plus mélancolique chose qui soit, qu’on contemple comme un petit secret qui ne demande qu’à être percé et qu’on prend son temps avant de percer ; comme un cadeau que l’on reçoit emballé et dont on prend son temps à tirer la ficelle”.
Pour un politique, la séduction n’est pas un moyen. Comme Dans la solitude des champs de coton, elle est ontologique. Séduire, c’est exister.
Le pouvoir permet “d’industrialiser” la séduction. L’accès aux médias est facilité. On a le pouvoir de dire “oui” ou “non” - et le plus souvent “non” - aux milliers de requêtes qui sont présentées quotidiennement.
Un ancien conseiller de l’Élysée, dont je tairai le nom, a conservé dans sa cave la pile des refus qu’il avait dû opposer au cours de sa carrière. C’est un instantané, fascinant, des aspirations des courtisans d’une époque.
Rien d’étonnant à ce que mon correspondant finisse par voir le monde comme la rencontre de désirs insatisfaits. Et le désir du pays, où va-t-il ?
“Un mandat divin”
J’en parlais au début de cette newsletter, voici l’un des monologues les plus célèbres du cinéma politique. Extrait de Il Divo, le biopic de l’ancien Président du Conseil italien Giulio Andreotti par Paolo Sorrentino. A écouter, et à lire.
“Livia, ce sont tes yeux pleins qui m'ont frappé un après-midi où je me rendais au cimetière de Verano. Nous nous promenions, j'ai choisi cet endroit singulier pour te demander en mariage - tu t'en souviens ? Oui, je sais, tu t'en souviens.
Tes yeux pleins, propres et enchantés ne savaient pas, ne savent pas et ne sauront pas, n'ont aucune idée. Ils n'ont aucune idée des méfaits que le pouvoir doit commettre pour assurer le bien-être et le développement du pays.
Depuis trop d'années, le pouvoir, c'est moi.
La contradiction monstrueuse, inavouable : perpétuer le mal pour assurer le bien. La contradiction monstrueuse qui fait de moi un homme cynique et indéchiffrable, même pour toi, dont les yeux pleins, propres et enchantés ne connaissent pas la responsabilité.
La responsabilité directe ou indirecte de tous les massacres qui ont eu lieu en Italie de 1969 à 1984 et qui, pour être précis, ont fait 236 morts et 817 blessés. À toutes les familles des victimes, je dis : oui, j'avoue. J'avoue : c'est aussi ma faute, ma faute, ma très grande faute. Je le dis, même si ce n'est pas nécessaire.
Le massacre visant à déstabiliser le pays, à provoquer la terreur, à isoler les partis politiques extrêmes et à renforcer les partis du centre tels que les démocrates-chrétiens, a été appelé "stratégie de la tension" - il serait plus correct de dire "stratégie de la survie".
Roberto, Michele, Giorgio, Carlo Alberto, Giovanni, Mino, le cher Aldo, tous des amoureux inconditionnels de la vérité, par vocation ou par nécessité. Tous des bombes prêtes à exploser, qui ont été désamorcées par le silence final. Tous pensant que la vérité est une chose juste. Alors, qu’elle est la fin du monde. Et nous ne pouvons pas permettre la fin du monde au nom d'une chose juste.
Nous avons un mandat. Un mandat divin. Il faut aimer Dieu au plus haut point pour comprendre à quel point le mal est nécessaire au bien. Dieu le sait. Moi aussi.”
Bonne semaine !
Après avoir lu ta lettre, je me dis qu'il faut offrir le Mage du Kremlin à Emmanuel Macron.