De quoi notre santé est-elle le nom ?
DIRTY POLITICS - La Newsletter hebdo de Philippe Moreau Chevrolet - Numéro #19
C’est une émission sur France Télévision, un soir. Un panel d’invités parle du système de santé. Nous sommes en pleine “triple épidémie” - COVID, grippe, bronchiolite - avec une explosion du nombre de cas de COVID en Chine, qui fait craindre à la fois l’apparition de nouveaux variants et une pénurie mondiale de médicaments.
Sur le plateau de “C ce Soir”, on trouve des médecins - Christian Lehman, Arnaud Chiche, Alice Desbiolles, François Crémieux, l’ancienne médecin et ancienne ministre Agnès Buzyn - ainsi que deux journalistes - Karim Rissouli et Laure Adler.
Agnès Buzyn a un statut particulier, puisqu’elle est depuis l’automne 2021 mise en examen pour “mise en danger de la vie d’autrui” et placée sous le statut de témoin assisté pour les faits d’“abstention de combattre un sinistre” par la Cour de Justice de la République.
Une expression sous contrainte judiciaire est a priori moins intéressante. Mais, comme on va le voir, a priori seulement. Parce que ce qui ressort de l’émission est passionnant. En réalité, au-delà de la gestion des épidémies, des questions de rémunération ou de statut, la question posée est civilisationnelle. C’est la question de la santé. De la santé des autres. Et de la conception qu’on s’en fait.
D’un côté, celui de Lehman, Chiche et Desbiolles, la santé est perçue comme un droit. Elle nous distingue d’une forme de barbarie, où seul le plus résistant - aux bactéries, aux virus, aux cancers, au hasards de la génétique, aux accidents - survit. Dans un retour à une période où l’hygiène était l’exception et non la règle, à une époque où la santé de l’autre ne nous concernait littéralement pas.
De l’autre côté, celui d’Agnès Buzyn, la santé n’est pas un droit, mais un objet de commerce. A de nombreuses reprises, au point que l’un des invités finit par l’interpeller sur le sujet, l’ancienne ministre parle de malades qui “consomment” du soin. Elle condamne la “surconsommation”, non pas de médicaments, ce qui pourrait s’entendre s’agissant de produits, mais de soins.
Or, soigner ou se soigner ne constituent pas des choix de consommation. On ne peut pas se passer d’une radio, d’un scanner ou d’un traitement comme on se passe de Nutella. Soit l’on soigne un patient, soit un patient se soigne, soit on renonce au soin.
Par ailleurs, et contrairement à ce qu’explique Agnès Buzyn, l’absence de soins n’est pas une fatalité ni un fait de nature. Le système de santé d’un pays peut tout à fait croître en fonction de sa population et de ses besoins. Le soin n’est pas, dans l’absolu, une ressource limitée. La part de l’effort collectif qu’on investit dans la santé dépend de nous. C’est un choix sociétal et politique.
Ce fossé entre deux conceptions de la santé que tout oppose a été illustré par le médecin Christian Lehman, qui a apporté un capteur en plateau, pour analyser la quantité de CO2 présente dans l’air du studio de France Télévision.
Le principe de cet appareil qui “coûte 50 euros”, se glisse dans la poche, et peut être fabriqué en DIY, est simplissime : plus la concentration de CO2 est élevée, plus de personnes ont respiré l’air avant vous et plus le risque de contamination par un virus est élevé. Son utilité est évidente : il permet de savoir quand on doit aérer une pièce. Ou, à défaut, quand on doit porter un masque FFP2.
Le médecin est favorable à cet outil de prévention. Parce que que la santé des autres est son affaire. Mais, de son côté, la politique dit non. Parce que sa priorité n’est pas la prévention, mais la régulation d’une “consommation de soins”. Tant que “ça rentre” à l’hôpital, au fond, tout va bien.
La logique d’Agnès Buzyn est dépolitisée, et donc déresponsabilisante. On peut, comme Alain Supiot dans “La gouvernance par les nombres” voir dans son attitude l’expression d’une vision mécaniste du monde. L’homme n’est qu’une pièce dans la machine de l’univers. Que vaut une pièce de plus, ou de moins ?1
Retour à Semmelweis
Pour comprendre le recul civilisationnel que représente un tel choix sanitaire, que nous faisons en réalité collectivement - Agnès Buzyn est le symptôme, mais pas la maladie -, il faut revenir au “Semmelweis” de Céline.
Un ouvrage qui était sa thèse de doctorat de médecine, en 1924, et consacré à l’inventeur de l’asepsie moderne, Ignace Philippe Semmelweis. Un obstétricien hongrois qui a diminué le nombre de mortes en couches, en imposant aux équipes médicales de se laver les mains avant d’entrer au bloc. Il dut combattre, sa vie durant, la désinformation médicale.
Il écrivait dans ses lettres: ‘’Mon bon ami, mon doux soutien, je dois vous avouer que ma vie fut infernale, que toujours la pensée de la mort chez mes malades me fut insupportable, surtout quand elle se glisse entre les deux grandes joies de l'existence, celle d'être jeune et celle de donner la vie.’’
Pourquoi pensait-il cela ? Parce que, écrit Céline, “Hanté par la souffrance des hommes”, “Semmelweis était issu d'un rêve d'espérance que l'ambiance constante de tant de misères atroces n'a jamais pu décourager, que toutes les adversités, bien au contraire, ont rendu triomphant. Il a vécu, lui si sensible, parmi des lamentations si pénétrantes que n'importe quel chien s'en fût enfui en hurlant. Mais, ainsi forcer son rêve à toutes les promiscuités, c'est vivre dans un monde de découvertes, c'est voir dans la nuit, c'est peut-être forcer le monde à entrer dans son rêve.”
En renonçant à la santé des autres, nous renonçons à notre civilisation. Petit à petit, sans même nous en rendre compte, nous renonçons à notre rêve. Nous abandonnons notre humanité. Nous renonçons à voir dans la nuit.
Le terrible paradoxe pour Emmanuel Macron, c’est que, comme le dit Alain Supiot, “il n’y a pas de place pour Jean Moulin dans tout ça” ni pour l’impératif Kantien. La posture volontiers héroïque qu’adopte le Chef de l’Etat est incompatible avec une vision comptable du monde. Quand Agnès Buzyn défend le bilan politique de l’exécutif en expliquant que le soin se “consomme”, elle le condamne en même temps.
merci pour ce décryptage ! j'ai moi aussi été choqué pendant l'émission d'une vision aussi manichéenne...