Les démocrates les plus bêtes du monde (version longue)
DIRTY POLITICS #36 - La lettre de Philippe Moreau Chevrolet
Ce texte est la version enrichie de ma tribune publiée par le magazine Stratégies cette semaine.
Nous avons les démocrates les plus bêtes du monde. Avec un grand “D” aux États-Unis, un petit “d” en France. Depuis sa première élection, en 2016, la méthode de communication de Donald Trump est connue. Mais personne,ni aux États-Unis ni en France, n’en a tiré les leçons.
2024 est notre dernière station avant le chaos. La réalité est que les démocrates n’ont, des deux côtés de l’Atlantique, aucune ligne de défense à opposer au populisme. La campagne de Donald Trump constitue, de ce point de vue, un véritable cas d’école.
Donald Trump a séduit un électorat plus rural, plus blanc, plus masculin et moins éduqué que celui de Kamala Harris. Son score dépasse les 70% dans certains bureaux de vote ouvriers et il progresse encore chez les latinos. Ces résultats semblent donner raison à l’un des récits fondateurs du Trumpisme: celui d’un “pays réel” en révolte contre ses “élites”.
Ce récit constitue l’un des trois traits de la communication populiste, que l’on retrouve dans l’ensemble du discours trumpiste, aux côtés de l’exaltation des “vrais gens” et de la désignation de boucs émissaires. Comme à l’époque du “mur”, les migrants ont été ciblés. L’imaginaire de “l’ennemi intérieur” a supplanté dans cette campagne celui de la barrière. Aux États-Unis comme en France, on ne se barricade plus. On expulse.
Des erreurs en cascade
Face à une menace existentielle, dont ils avaient pourtant conscience, les Démocrates ont accumulé les erreurs. Joe Biden avait promis d’être un président “de transition”. Il s’est accroché au pouvoir.
Kamala Harris n’a eu que 110 jours de campagne devant elle. Faute de primaire, elle n’a pas pu évaluer la réalité de sa base électorale ni travailler un programme. Mal connue des électeurs, elle n’avait pas de message clair et partait avec le handicap de l’impopularité du président sortant, qu’elle refusait de désavouer.
Elle considérait que les “Bidenomics”, le bilan économique de Joe Biden, était positif, parce que l’inflation reculait. Elle sous-estimait, comme les politiques français, l’impact que l’inflation avait déjà eu sur le pouvoir d’achat.
Faire primer les agrégats économiques sur le quotidien et le ressenti des électeurs est une erreur que commettent en général les politiques modérés. Les populistes, eux, ne s’intéressent qu’au quotidien, dont ils déforment la perception, jusqu’à en faire une arme politique.
Déguisé en vendeur de fast-food, puis en éboueur. Donald Trump a imposé son rythme. Contrairement à Kamala Harris, il est passé chez le podcasteur star Joe Rogan. De son côté, Elon Musk a sautillé sur scène en répétant qu’il était “Dark MAGA” - le versant “gothique” du Trumpisme – et en promettant une présidence “fun and exciting” (“amusante et excitante”). Donald Trump a créé un spectacle politique permanent, là où son adversaire s’est contentée de s’afficher aux côtés de personnalités du spectacle. Ce qui, en 2024, est totalement contre-productif.
Un fossé communicationnel
Le meilleur exemple du fossé communicationnel séparant les deux candidats a été le débat présidentiel. Mal à l’aise, Donald Trump a été nettement dominé. Ceux qui ont vu le débat l’ont ressenti. Mais pour les dizaines de millions d’autres, seule la petite phrase sur: “ils [les migrants] mangent les chats et les chiens” a été retenue. Elle a été reprise en boucle, “mémifiée” et popularisée même par ses adversaires. Bien sûr, cette affirmation est grotesque. Mais elle a fait le spectacle. Elle ne constituait ni un accident ni un dérapage. C’était le but poursuivi.
Comme le souligne l’historien Patrick Boucheron dans ses cours au Collège de France, quand un dirigeant devient grotesque et qu’il épouse sa propre caricature, il devient plus difficilement attaquable. Cette transgression le rend insupportable, mais authentique. Toute critique personnelle le renforce.
Les machines désinformantes
En devenant de gigantesques machines de désinformation, où chaque fait est dégradé en opinion, au nom de la “liberté d’expression” - une ultime perversion populiste – les réseaux sociaux ont joué à plein pour Donald Trump.
On pourrait, en déclinant le lexique de Gilles Deleuze et Félix Guettari, parler à leur sujet de “machines désinformantes”. Faute de pouvoir localiser les auteurs précis de telle ou telle désinformation, dont les relais varient sans obéir à un ordonnancement précis, dans un jeu d’influence réciproque, et avec d’immenses zones d’ombre - qui, par exemple, connaît l’algorithme de TikTok ? - on peut dire comme ces deux philosophes de la “French Theory”: “ça désinforme”. C’est une machine que les démocrates ont en face d’eux. Internationale, puissante, complexe et dotée d’un appareillage idéologique qui a créé un pont entre les valeurs conservatrices les plus traditionnelles et celles de la tech libertarienne.
Cette alliance entre la tech et le Trumpisme, que le commentateur d’extrême-droite Richard Hanania a baptisé “Tech Right” - la “Droite tech”-, mise tout sur la dérégulation et utilise la lutte contre le “wokisme” comme fer de lance.
Si la désinformation suit des chemins clandestins, ses effets, eux, sont tout à fait identifiables.
Comme le résume brillamment le data scientist Raoul Kübler dans un article intitulé “Comment Donald Trump a utilisé la désinformation pour s’imposer”, publié par The Conversation : “Chaque pic de désinformation génère une hausse du nombre d’articles de presse consacrés à Trump, atteignant un sommet au quatrième jour, avant de décroître progressivement mais en conservant un effet notable sur dix jours. Ainsi, les tweets de Trump stimulent le partage de désinformation, mais contribuent également indirectement à renforcer sa visibilité médiatique”. Ce qui “entraîne également une hausse du bouche-à-oreille positif à son sujet, en ligne et hors ligne”.
Cela paraît évident, mais il faudra le répéter tant que les adversaires du populisme ne l’auront pas compris: plus un candidat populiste “est au centre de l’attention médiatique, plus cela suscite des conversations positives à son sujet, renforçant ainsi son capital de sympathie et son influence”.
Pour le dire plus simplement, si vous avez l’impression de nuire à un candidat populiste en dénonçant ses excès, ses mensonges et ses approximations, parce que, “quand même on ne peut pas laisser passer ça”, vous vous trompez. Vous ne faites que le renforcer.
La victoire du “nostalgisme”
Un autre facteur de la victoire de Donald Trump, tout à fait passionnant, est diagnostiqué dans cette émission de commentaire à chaud sur l’élection qui croise les points de vue du Démocrate Stephen A. Smith et du Républicain Bill O’Reilly.
Il s’agit de la nostalgie. De ce que j’avais appelé ici le “nostalgisme”. Donald Trump a capté un “marché électoral de la nostalgie”. On n’a, d’une façon générale, pas assez prêté attention au mot “Again” dans le slogan “Make America Great Again”.
Le mouvement MAGA est un mouvement de restauration. Le vote Trump est un billet retour vers une Amérique mythifiée, où la femme est au service de l’homme - les Trumpistes remplacent le slogan féministe “My Body My Choice” (“Mon corps, mon choix”) par “Your Body, My Choice” (“Ton corps, mon choix”) -, où l’hétérosexualité est la norme, où la médecine est magique, où les frontières restent à conquérir. Une nation peuplée d’immigrés où l’étranger n’est, paradoxalement, jamais le bienvenu.
Donald Trump incarne aussi l’Amérique d’avant l’inflation, celle de 2016 - la date de sa première élection -, dans un contexte où le “dégagisme” a conquis l’ensemble des pays développés. L’erreur de Kamala Harris, refusant de désavouer le sortant Joe Biden, apparaît d’autant plus évidente dans ce graphique du Financial Times.
Comme le soulignent Stephen A. Smith et Bill O’Reilly, les règles de l’élection ont changé. Autrefois, il fallait projeter les électeurs vers l’avenir. Aujourd’hui, il est plus porteur de les ramener vers le passé. Mais, il faut le souligner, un passé qui n’a jamais existé.
Comme l’explique l’un des personnages de la brillantissime série Fargo: “Are you familiar with the Russian saying ? "The past is unpredictable". “Connaissez-vous ce proverbe russe ? Personne ne peut prédire le passé”.
Nous pourrions nous consoler en nous disant qu’un rideau de fer est tombé des deux côtés de l’Atlantique. Et que nous sommes à l’abri derrière notre ligne Maginot.
Mais, on le voit, nous sommes entrés dans l’ère de la globalisation de la communication politique. Ce qui se pense à Moscou, s’énonce à New-York et se répète à Paris. La France est en première ligne dans ce combat. Les “Ingénieurs du chaos” décrits dans son livre par Giuliano da Empoli disposent de moyens sans précédent, sur lesquels nous n’avons, nous citoyens, aucun contrôle.
Il va donc falloir se battre et changer notre manière de faire campagne. Faute de quoi, nous n’aurons bientôt plus de campagnes à mener.
J’ai donné récemment une Master Class à Bruxelles à l’invitation du laboratoire de communication politique européen Protagoras. Voici le replay:
Je m'en serai voulu de passer à côté de ce nouveau numéro dont le contenu est à suivre à... la lettre !
Puisse le plus grand nombre entendre que les lignes Maginot ne fonctionnent pas. Sinon, gare aux effets du passé décomposé.