"Vincent Bolloré sera au coeur de l'élection présidentielle de 2027"
DIRTY POLITICS #28 - La Newsletter hebdo de Philippe Moreau Chevrolet
Merci pour vos messages qui m’ont fait très plaisir pour le précédent numéro sur les romans graphiques ! Si vous avez des BDs à me recommander pour de prochaines éditions, écrivez-moi sur dirtypolitics.hebdo@gmail.com.
Pourquoi le langage des diplomates devient-il aussi peu diplomatique ? Il joue Gabriel Attal contre Gérald Darmanin et Gérald Darmanin contre Edouard Philippe… Quand Emmanuel Macron se croit dans Succession et se rêve sans héritier. Deux sujets qu’on aborde cette semaine dans #CallPol, la conversation Instagram d’Anne-Claire Ruel et de ses expert.e.s. C’est à retrouver ici.
Dimanche, j’étais invité à la présentation de La Tribune Dimanche - qui sortira le 8 octobre en kiosques - piloté par Jean-Christophe Tortora, Bruno Jeudy et Soazig Quéméner. L’étape parisienne d’un véritable tour de France. L’échange avait lieu aux Editeurs, un café proche de l’Odéon.
Je connais et j’apprécie Bruno Jeudy depuis longtemps. Il a toujours fait preuve d’indépendance, et l’a payé parfois fort cher.
Il serait, donc, faux de dire que La Tribune Dimanche, financée par Rodolphe Saadé, est une simple réaction au basculement du JDD vers une ligne éditoriale d’extrême-droite.
C’est un projet éditorial en soi, que Bruno Jeudy qualifie de “généraliste, ouvert, nuancé, prescripteur et républicain”. L’ambition est de créer “un quotidien du dimanche qui existe encore le lundi matin”.
Les moyens déployés sont importants, avec un tirage initial à 120 000 exemplaires, un format comparable à celui des Echos, et le débauchage, toujours en cours, de grands noms de la presse parisienne. Un dessinateur connu doit rejoindre l’équipe. Et si mes informations sont exactes, ce sera une vraie bonne surprise.
Mais, bien évidemment, le contexte de la reprise du JDD reste dans tous les esprits.
Alors, à quoi ressemble le nouveau paysage médiatique ? Quelle sera son influence sur l’élection présidentielle de 2027 ?
J’ai décidé de poser ces questions à un spécialiste de la presse, Alexis Lévrier. Historien des médias, il est notamment l’auteur de Jupiter et Mercure, le pouvoir présidentiel face à la presse. Alexis a des parti-pris. C’est ce que j’aime chez lui.
DIRTY POLITICS - Avec la reprise du JDD et de Paris Match on a le sentiment d’assister à une bascule historique. Ces deux médias participent de ce qu’on pourrait appeler la “fabrique de l’image des présidents”. Le format de Paris Match se prête particulièrement bien au déploiement d’un récit personnel. Contrairement à beaucoup d’autres titres, son lectorat n’est pas essentiellement parisien. Et il permet à un candidat qui décroche sa “une” d’être affiché dans tous les kiosques de France pendant une semaine. Dans un contexte où l’affichage politique est, la plupart du temps, interdit. Emmanuel Macron avait répété l’opération pas moins de 6 fois pendant sa première campagne présidentielle. Le JDD, de son côté, est le lieu des petites phrases et des grandes annonces politiques. Il est aussi utilisé pour la gestion de crise. Que change le passage de ces deux médias dans le groupe Bolloré ?
Alexis LEVRIER - Un patron de presse ne peut jamais à lui tout seul “fabriquer “ un président. L’opinion publique est versatile. Elle déteste avoir le sentiment d’être manipulée, en particulier en France, où la presse est suspectée de connivence avec le pouvoir économique et politique. En 1995, le soutien ostentatoire de TF1 à Édouard Balladur avait fini par profiter à Jacques Chirac, qui avait pu se draper avec talent dans les habits du candidat “antisystème".
On peut observer, cependant, que CNews et C8 ont bel et bien exercé une influence majeure sur l’élection présidentielle de 2022. Elles ont imposé des thématiques, un vocabulaire et un imaginaire qui ont dominé toute la campagne, en dépit du score d’Eric Zemmour, jugé décevant par ses supporters. Avec ses deux chaînes de télévision, avec Europe 1, avec la vingtaine de magazines du groupe Prisma, avec le JDD et Paris Match, avec une part non négligeable du secteur de l’édition, Vincent Bolloré sera sans aucun doute au coeur de l’élection présidentielle de 2027.
DIRTY POLITICS - Paris Match et le JDD ont-ils évolué depuis leur rachat ? Perdent-ils ou gagnent-ils en influence ?
Alexis LEVRIER : Pour Paris Match, et malgré une vague de nominations de signatures venues de CNews, les conséquences sont discrètes. Même si on a constaté que, dès la fin de l’année 2021, Éric Zemmour s’est retrouvé en “une”, ce qui lui a permis d’officialiser sans le dire son couple avec Sarah Knafo. Le magazine s’était, jusque-là, toujours refusé à donner une image positive de l’extrême-droite. Il faut savoir que Paris Match a acquis une importance immense dans la presse française. Depuis les années 1950, il est le principal outil de « peopolisation » des personnalités politiques. Une forme de médiatisation sans laquelle un candidat peut difficilement être élu, compte-tenu de ce qu’est la Cinquième République, c’est-à-dire un régime où le pouvoir est centralisé, incarné, personnalisé.
Pour le JDD, tout a été très vite. La ligne éditoriale a été, en quelque sorte, inversée en l’espace de quelques semaines. Désormais, le JDD est une publication d’extrême-droite, qui en reprend toutes les caractéristiques : imaginaire centré sur la figure de ”l’étranger”, désignation de boucs émissaires, détestation des médias “libéraux”, complaisance envers des régimes étrangers illibéraux ou guerriers, comme la Russie, libertés prises avec l’éthique journalistique - comme cela s’est vu avec leur “une” de lancement.
Pour l’instant, les ventes de ces deux titres se maintiennent à un niveau honorable. L’effet de curiosité fonctionne. Qu’en sera-t-il sur la durée ? Du point de vue de l’actionnaire, les chiffres ne semblent, de toute façon, pas avoir réellement d’importance. La logique de Vincent Bolloré dans les médias n’est pas prioritairement financière. Il mise sur le développement d’une presse d’opinion, au service de valeurs et d’une idéologie propres. Ce n’est pas un phénomène réellement nouveau en France. Ce qui est nouveau, ce sont à la fois la quantité des moyens déployés et le fait que, pour l’instant du moins, ces médias semblent dirigés contre le pouvoir en place.
DIRTY POLITICS - La régulation pourrait s’opérer par le marché, par la pression exercée par les annonceurs. Jusqu’à présent, Bernard Arnault semble vouloir demeurer neutre, en promettant la même quantité de publicité à la fois au JDD et à La Tribune Dimanche. Cette situation pourrait-elle durer ?
Alexis LEVRIER : Pour l’instant, Bernard Arnault semble s’inscrire dans une logique de soutien à Vincent Bolloré, au moins par publicités interposées. On peut y voir la preuve de la prudence de Bernard Arnault et une forme d’équilibre des puissances entre ces deux industriels. Mais ce n’est peut-être que provisoire. Vincent Bolloré et Bernard Arnault pourraient se retrouver en concurrence l’un avec l’autre. Si Le Figaro était mis en vente, par exemple.
DIRTY POLITICS - Vincent Bolloré est-il le nouveau Lagardère ?
Alexis LEVRIER : Je ne pense pas que ce soit la bonne comparaison, car Lagardère père - et fils - étaient plutôt dans la tradition française de ces industriels qui utilisent leurs médias comme outils d’influence pour servir leurs intérêts auprès du pouvoir politique. On pourrait à la limite rapprocher Vincent Bolloré de Robert Hersant, qui avait lui aussi la volonté de mener un combat idéologique, et de faire gagner un camp politique. Mais Robert Hersant n’était pas sur la même ligne politique. Le modèle le plus évident de Vincent Bolloré est Rupert Murdoch, dans le monde anglo-saxon. À l’échelle française, il faut remonter un siècle en arrière pour trouver une comparaison pertinente. Le seul précédent que l’on peut invoquer est celui de François Coty, un parfumeur qui a multiplié les acquisitions médiatiques après la Première guerre mondiale, avec une ambition politique affichée.
DIRTY POLITICS - Vincent Bolloré peut-il trouver un modus vivendi - sans jeu de mots - avec le pouvoir, comme Rupert Murdoch l'avait fait avec l’anglais Tony Blair avant les élections législatives de 1997 ? L’un des principaux conseillers de Tony Blair, Alastair Campbell, avait raconté cet épisode dans ses mémoires, The Blair Years. Il relate ces conseils du premier ministre australien de l’époque, Paul Keating, à Tony Blair - on se croirait dans Succession : “He's a big, bad bastard, and the only way you can deal with him is to make sure he thinks you can be a big, bad bastard too. You can do deals with him, without ever saying a deal is done. But the only thing he cares about is his business, and the only language he respects is strength”.
Alexis LEVRIER - Je ne pense pas que cela soit un scénario probable. Durant le premier quinquennat, et même avant, durant la campagne de 2017, Emmanuel Macron a entretenu des liens paradoxaux avec ce “très bon journal”, comme il appelait Valeurs actuelles, et avec l’univers de Vincent Bolloré en général. En témoignent ses apparitions chez Cyril Hanouna, son appel téléphonique à Eric Zemmour pour le réconforter, ou ses interventions en direct dans L’heure des Pros. Il est, d’ailleurs, ahurissant qu’Emmanuel Macron ait constamment refusé d’accorder des interviews au Monde, tout en cultivant une telle proximité avec ces médias.
Mais depuis la campagne de 2022, le Chef de l’Etat semble avoir évolué. Il a soutenu, même si c’est du bout des lèvres, Pap Ndiaye face aux attaques médiatiques très violentes dont il a été victime. Et il a maintenu comme ministre de la Culture une femme, Rima Abdul Malak, qui tient un discours ferme et courageux en la matière. Les États généraux de l’information, qui vont s’ouvrir prochainement, nous diront si Emmanuel Macron a la volonté, ou non, de limiter le terrain de jeu de Vincent Bolloré.
DIRTY POLITICS - Les candidats de droite pourront-ils faire campagne sans le soutien de Vincent Bolloré ?
Alexis LEVRIER - Il ne fait aucun doute que les candidats de droite vont tout faire pour obtenir sa bénédiction. Durant la crise au JDD, Les Républicains, dont Éric Ciotti et François-Xavier Bellamy, ont fait l’éloge de Geoffroy Lejeune d’une manière constante, sans un mot pour défendre la rédaction, qui s’est pourtant battue pendant 40 jours. Aucune différence n’était perceptible sur le sujet entre le discours tenu par le RN, par Reconquête et par LR. Il faut noter que ce soutien à l’extrême-droite médiatique est contraire à l’histoire du gaullisme ou du chiraquisme. Ce qui montre que les lignes ont bougé. C’est le macronisme, désormais, qui incarne la droite traditionnelle.
DIRTY POLITICS - Saade, Kretinsky, Arnault, Bollore, Courbis, Niel… Le tableau des nouveaux acteurs majeurs du monde médiatique français est-il complet avec ces figures ?
Alexis LEVRIER : Oui, puisque les ambitions de Pinault et Dassault semblent limitées, et puisque Drahi risque de devoir vendre son empire.
DIRTY POLITICS - Dans cette hypothèse, BFMTV va aller à qui, selon toi ?
Alexis LEVRIER : Saadé, Niel, Kretinsky : cela se jouera certainement entre ces trois noms. J’ignore qui l’emportera !
Contenu toujours aussi riche et passionnant ! Merci Philippe